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« (…) le rôle que joue la nature en tant qu’objet dans les différents milieux est contradictoire (…) si l’on voulait rassembler ses caractères objectifs, on serait devant un chaos (…) [mais] tous ces milieux sont portés et conservés par la totalité qui transcende chaque milieu particulier : la nature ». Jakob von Uexküll
Si nous cherchions à définir le développement durable, on pourrait dire que celui-ci vise à intégrer dans nos prises de décisions ce que pourrait-être le terreau nécessaire à un continuum de croissance socio-économique. Soit les soubassements où conditions sur lesquelles reposent une certaine idée du progrès (en ce qu’il serait continu par exemple).
L’écologie des sols étant une chose très complexe, le DD simplifie grandement l’affaire en se référant à la notion de cadre et à son synonyme d’environnement. Cadre de vie, cadre de production, environnement de croissance, etc. Dans un cadre dont j’imagine des frontières fixes, je peux en effet segmenter et rendre visible certaines des composantes révélatrices des conditions de reproduction de ce même cadre.
L’une des conclusions est alors qu’un environnement sain est, dans le temps long, l’une des conditions nécessaires au continuum d’un progrès (économique, social, etc.)
Dans un cadre, je compile donc une somme de catégories de pensée (plus et/ou non questionnées) pour aide à la prise de décision. J’ajoute donc de nouvelles variables à l’équation coût-avantage standard, mais le mode de résolution du problème reste sensiblement le même.
Monde complexe → simplification des variables et segmentation par ensemble → analyse comptable par ensemble → synthèse des comptes ou bilan statique consolidé → analyse des risques et analyse coût-avantage de solutions d’équilibre.
Au-delà du caractère directement opérationnel de la chose, difficile d’y voir de véritable révolution dans la pensée. L’homme demeure le plus souvent hors-cadre, le travail centré sur du connu faisant encore une belle part à la mécanique classique.
En résulte une activité à orientation prescriptive qui n’a pas réellement besoin d’un individu attentif au monde, et donc mature, du fait de la diffusion d’attendus institutionnels.
En écho, nous pourrions définir une certaine pratique de l’écologie comme la science et l’art de révéler des relations incertaines et inévidentes. Non perceptibles ou non encore perceptibles du fait de l’échelle spatiale ou temporelles des phénomènes étudiés.
Ici pas de cadre « photographique », mais bien plus l’art du montage cinématographique dans le traitement des points et frontières mobiles et l’accès à la connaissance. Pas d’environnement-cadre, mais des écosystèmes ouverts les un sur les autres, l’homme dedans entant que producteur et produit. La segmentation standard (économie, environnement, social, etc.) n’est plus ici opérationnelle. D’où le renouvellement nécessaire du mode de penser les problèmes, et l’appel à des résolutions beaucoup plus systémiques.
Monde complexe → modélisation systémique et intégration de l’observateur → analyse dynamique des déséquilibres → réponse à la question existe-t-il un intérêt à agir ? (principe d’attention et de précaution).
En résulte une activité à but informatif (sur les réponses incertaines du monde à nos actions) qui a réellement besoin d’un individu attentif au monde, et donc mature face à l’émergence d’inattendus.
De là notre question : le développement durable réactualise-t-il véritablement l’idée de progrès ? Si oui laquelle et en quoi ?
Ou alors vise-t-il plus simplement à la construction d’un continuum historique artificiel ?
Un petit retour en arrière semble utile. Le progrès, mais lequel ? De quoi, et à partir de quoi parlons-nous ?
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« Qu’est-ce que les Lumières ? »
Emmanuel Kant, 1784, traduction Jules Barni, source
« Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette minorité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! Voilà donc la devise des lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère (naturaliter majorennes), restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs. Il est si commode d’être mineur ! J’ai un livre qui a de l’esprit pour moi, un directeur qui a de la conscience pour moi, un médecin qui juge pour moi du régime qui me convient, etc. ; pourquoi me donnerais-je de la peine ? Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette ennuyeuse occupation. Que la plus grande partie des hommes (et avec eux le beau sexe tout entier) tiennent pour difficile, même pour très-dangereux, le passage de la minorité à la majorité ; c’est à quoi visent avant tout ces tuteurs qui se sont chargés avec tant de bonté de la haute surveillance de leurs semblables. Après les avoir d’abord abêtis en les traitant comme des animaux domestiques, et avoir pris toutes leurs précautions pour que ces paisibles créatures ne puissent tenter un seul pas hors de la charrette où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s’ils essayent de marcher seuls. Or ce danger n’est pas sans doute aussi grand qu’ils veulent bien le dire, car, au prix de quelques chutes, on finirait bien par apprendre à marcher ; mais un exemple de ce genre rend timide et dégoûte ordinairement de toute tentative ultérieure.
Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l’aimer, et provisoirement il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intelligence, parce qu’on ne lui permet jamais d’en faire l’essai. Les règles et les formules, ces instruments mécaniques de l’usage rationnel, ou plutôt de l’abus de nos facultés naturelles, sont les fers qui nous retiennent dans une éternelle minorité. Qui parviendrait à s’en débarrasser, ne franchirait encore que d’un saut mal assuré les fossés les plus étroits, car il n’est pas accoutumé à d’aussi libres mouvementé. Aussi n’arrive-t-il qu’à bien peu d’hommes de s’affranchir de leur minorité par le travail de leur propre esprit, pour marcher ensuite d’un pas sûr.
Mais que le public s’éclaire lui-même, c’est ce qui est plutôt possible ; cela même est presque inévitable, pourvu qu’on lui laisse la liberté. Car alors il se trouvera toujours quelques libres penseurs, même parmi les tuteurs officiels de la foule, qui, après avoir secoué eux-mêmes le joug de la minorité, répandront autour d’eux cet esprit qui fait estimer au poids de la raison la vocation de chaque homme à penser par lui-même et la valeur personnelle qu’il en retire. Mais il est curieux de voir le public, auquel ses tuteurs avaient d’abord imposé un tel joug, les contraindre ensuite eux-mêmes de continuer à le subir, quand il y est poussé par ceux d’entre eux qui sont incapables de toute lumière. Tant il est dangereux de semer des préjugés ! Car ils finissent par retomber sur leurs auteurs ou sur les successeurs de leurs auteurs. Le public ne peut donc arriver que lentement aux lumières. Une révolution peut bien amener la chute du despotisme d’un individu et de l’oppression d’un maître cupide ou ambitieux, mais jamais une véritable réforme dans la façon de penser ; de nouveaux préjugés serviront, tout aussi bien que les anciens, à conduire les masses aveugles.
La diffusion des lumières n’exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses. Mais j’entends crier de toutes parts : ne raisonnez pas. L’officier dit : ne raisonnez pas, mais exécutez ; le financier : ne raisonnez pas, mais payez ; le prêtre : ne raisonnez pas, mais croyez. (Il n’y a qu’un seul maître dans le monde qui dise : raisonnez tant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez.) Là est en général la limite de la liberté. Mais quelle limite est un obstacle pour les lumières ? Quelle limite, loin de les entraver, les favorise ? Je réponds : l’usage public de sa raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lumières parmi les hommes ; mais l’usage privé peut souvent être très-étroitement limité, sans nuire beaucoup pour cela aux progrès des lumières. J’entends par usage public de sa raison celui qu’en fait quelqu’un, à titre de savant, devant le public entier des lecteurs. J’appelle au contraire usage privé celui qu’il peut faire de sa raison dans un certain poste civil ou une certaine fonction qui lui est confiée. Or il y a beaucoup de choses, intéressant la chose publique, qui veulent un certain mécanisme, ou qui exigent que quelques membres de la société se conduisent d’une manière purement passive, afin de concourir, en entrant pour leur part dans la savante harmonie du gouvernement, à certaines fins publiques, ou du moins pour ne pas les contrarier. Ici sans doute il n’est pas permis de raisonner, il faut obéir. Mais, en tant qu’ils se considèrent comme membres de toute une société, et même de la société générale des hommes, par conséquent en qualité de savants, s’adressant par des écrits à un public dans le sens propre du mot, ces mêmes hommes, qui font partie de la machine, peuvent raisonner, sans porter atteinte par là aux affaires auxquelles ils sont en partie dévolus, comme membres passifs. Il serait fort déplorable qu’un officier, ayant reçu un ordre de son supérieur, voulût raisonner tout haut, pendant son service, sur la convenance ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais on ne peut équitablement lui défendre, comme savant, de faire ses remarques sur les fautes commises dans le service de la guerre, et de les soumettre au jugement de son public. Un citoyen ne peut refuser de payer les impôts dont il est frappé ; on peut même punir comme un scandale (qui pourrait occasionner des résistances générales) un blâme intempestif des droits qui doivent être acquittés par lui. Mais pourtant il ne manque pas à son devoir de citoyen en publiant, à titre de savant, sa façon de penser sur l’inconvenance ou même l’iniquité de ces impositions. De même un ecclésiastique est obligé de suivre, en s’adressant aux élèves auxquels il enseigne le catéchisme, ou à ses paroissiens, le symbole de l’Église qu’il sert ; car il n’a été nommé qu’à cette condition. Mais, comme savant, il a toute liberté, et c’est même sa vocation, de communiquer au public toutes les pensées qu’un examen sévère et consciencieux lui a suggérées sur les vices de ce symbole, ainsi que ses projets d’amélioration touchant les choses de la religion et de l’Église. Il n’y a rien là d’ailleurs qui puisse être un fardeau pour sa conscience. Car ce qu’il enseigne en vertu de sa charge, comme fonctionnaire de l’Église, il ne le présente pas comme quelque chose sur quoi il ait la libre faculté d’enseigner ce qui lui paraît bon, mais comme ce qu’il a la mission d’exposer d’après l’ordre et au nom d’autrui. Il dira : notre Église enseigne ceci ou cela ; voilà les preuves dont elle se sert. Il montrera alors toute l’utilité pratique que ses paroissiens peuvent retirer d’institutions auxquelles il ne souscrirait pas lui-même avec une entière conviction, mais qu’il peut néanmoins s’engager à exposer, parce qu’il n’est pas du tout impossible qu’il n’y ait là quelque vérité cachée, et que dans tous les cas du moins on n’y trouve rien de contraire à la religion intérieure. Car, s’il croyait y trouver quelque chose de pareil, il ne pourrait remplir ses fonctions en conscience ; il devrait les déposer. L’usage qu’un homme chargé d’enseigner fait de sa raison devant ses paroissiens est donc simplement un usage privé ; car ceux-ci ne forment jamais qu’une assemblée domestique, si grande qu’elle puisse être, et sous ce rapport, comme prêtre, il n’est pas libre et ne peut pas l’être, puisqu’il exécute un ordre étranger. Au contraire, comme savant, s’adressant par des écrits au public proprement dit, c’est-à-dire au monde, ou dans l’usage public de sa raison, l’ecclésiastique jouit d’une liberté illimitée de se servir de sa propre raison et de parler en son propre nom. Car vouloir que les tuteurs du peuple (dans les choses spirituelles) restent eux-mêmes toujours mineurs, c’est une absurdité qui tend à éterniser les absurdités.
Mais une société de prêtres, telle qu’une assemblée ecclésiastique, ou une classe vénérable (comme elle s’appelle elle-même chez les Hollandais), n’aurait-elle donc pas le droit de s’engager par serment à rester fidèle à un certain symbole immuable, afin d’exercer ainsi sur chacun de ses membres, et, par leur intermédiaire, sur le peuple, une tutelle supérieure qui ne discontinuât point, et qui même fût éternelle ? Je dis que cela est tout à fait impossible. Un pareil contrat, qui aurait pour but d’écarter à jamais de l’espèce humaine toute lumière ultérieure, serait nul et de nul effet, fût-il confirmé par le souverain pouvoir, par les diètes du royaume et par les traités de paix les plus solennels. Un siècle ne peut s’engager, sous la foi du serment, à transmettre au siècle suivant un état de choses qui interdise à celui-ci d’étendre ses connaissances (surtout quand elles sont si pressantes), de se débarrasser de ses erreurs, et en général d’avancer dans la voie des lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste précisément dans ce progrès ; et par conséquent les générations suivantes auraient parfaitement le droit de rejeter ces sortes de traités comme arbitraires et impies. La pierre de touche de tout ce que l’on peut ériger en loi pour un peuple est dans cette question : ce peuple pourrait-il bien s’imposer à lui-même une pareille loi ? Or, en attendant en quelque sorte une loi meilleure, il pourrait bien adopter pour un temps court et déterminé une loi analogue à celle dont nous venons de parler, afin d’établir un certain ordre ; encore faudrait-il que, pendant toute la durée de l’ordre établi, il laissât à chacun des citoyens, particulièrement aux ecclésiastiques, la liberté de faire publiquement, en qualité de savants, c’est-à-dire dans des écrits, leurs remarques sur les vices des institutions actuelles, jusqu’à ce que ces sortes d’idées eussent fait de tels progrès dans le public que l’on pût, en réunissant les suffrages (quand même ils ne seraient pas unanimes), soumettre à la couronne le projet de prendre sous sa protection, sans gêner en rien tous ceux qui voudraient s’en tenir à l’ancienne constitution religieuse, tous ceux qui s’accorderaient dans l’idée de la réformer. Mais se concerter, ne fût-ce que pour la durée de la vie d’un homme, afin d’établir une constitution religieuse immuable que personne ne puisse mettre publiquement en doute, et enlever par là en quelque sorte un espace de temps au progrès de l’humanité dans la voie des améliorations, le rendre stérile et même funeste pour la postérité, c’est ce qui est absolument illégitime. Un homme peut bien différer quelque temps de s’éclairer personnellement sur ce qu’il est obligé de savoir ; mais renoncer aux lumières, soit pour soi-même, soit surtout pour la postérité, c’est violer et fouler aux pieds les droits sacrés de l’humanité. Or ce qu’un peuple ne peut pas décider pour lui-même, un monarque le peut encore moins pour le peuple, car son autorité législative repose justement sur ce qu’il réunit dans sa volonté toute la volonté du peuple. Pourvu qu’il veille à ce qu’aucune amélioration véritable ou supposée ne trouble l’ordre civil, il peut d’ailleurs laisser ses sujets libres de faire eux-mêmes ce qu’ils croient nécessaire pour le salut de leur âme. Cela ne le regarde en rien, et la seule chose qui le doive occuper, c’est que les uns ne puissent empêcher violemment les autres de travailler de tout leur pouvoir à déterminer et à répandre leurs idées sur ces matières. Il fait même tort à sa majesté en se mêlant de ces sortes de choses, c’est-à-dire en jugeant dignes de ses augustes regards les écrits où ses sujets cherchent à mettre leurs connaissances en lumière, soit qu’il invoque en cela l’autorité souveraine de son propre esprit, auquel cas il s’expose à cette objection : Cæsar non est supra grammaticos, soit surtout qu’il ravale sa puissance suprême jusqu’à protéger dans son État, contre le reste de ses sujets, le despotisme ecclésiastique de quelques tyrans.
Si donc on demande : vivons-nous aujourd’hui dans un siècle éclairé ? je réponds : non, mais bien dans un siècle de lumières. Il s’en faut de beaucoup encore que, dans le cours actuel des choses, les hommes, pris en général, soient déjà en état ou même puissent être mis en état de se servir sûrement et bien, sans être dirigés par autrui, de leur propre intelligence dans les choses de religion ; mais qu’ils aient aujourd’hui le champ ouvert devant eux pour travailler librement à cette œuvre, et que les obstacles, qui empêchent la diffusion générale des lumières ou retiennent encore les esprits dans un état de minorité qu’ils doivent s’imputer à eux-mêmes, diminuent insensiblement, c’est ce dont nous voyons des signes manifestes. Sous ce rapport, ce siècle est le siècle des lumières ; c’est le siècle de Frédéric.
Un prince qui ne croit pas indigne de lui de dire qu’il regarde comme un devoir de ne rien prescrire aux hommes dans les choses de religion, mais de leur laisser à cet égard une pleine liberté, et qui par conséquent ne repousse pas le noble mot de tolérance, est lui-même éclairé et mérite d’être loué par le monde et la postérité reconnaissante, comme celui qui le premier, du moins du côté du gouvernement, a affranchi l’espèce humaine de son état de minorité, et a laissé chacun libre de se servir de sa propre raison dans tout ce qui est affaire de conscience. Sous son règne, de vénérables ecclésiastiques, sans nuire aux devoirs de leur profession, et, à plus forte raison, tous les autres qui ne sont gênés par aucun devoir de ce genre, peuvent, en qualité de savants, soumettre librement et publiquement à l’examen du monde leurs jugements et leurs vues, bien qu’ils s’écartent sur tel ou tel point du symbole reçu. Cet esprit de liberté se répand aussi hors de chez nous, là même où il a à lutter contre les obstacles extérieurs d’un gouvernement qui entend mal son devoir ; car le nôtre offre une preuve éclatante qu’il n’y a absolument rien à craindre de la liberté pour la paix publique et l’harmonie des citoyens. Les hommes travaillent d’eux-mêmes à sortir peu à peu de la barbarie, pourvu qu’on ne s’applique pas à les y retenir.
J’ai placé dans les choses de religion le point important des lumières, qui font sortir les hommes de l’état de minorité qu’ils se doivent à eux-mêmes, parce que, quant aux arts et aux sciences, notre souverain n’a aucun intérêt à exercer une tutelle sur ses sujets, et surtout parce que cet état de minorité est non-seulement le plus funeste, mais encore le plus avilissant de tous. Mais la façon de penser d’un chef d’État, qui favorise les arts et sciences, va plus loin encore : il voit que, même pour sa législation, il n’y a aucun danger à permettre à ses sujets de faire publiquement usage de leur propre raison et de publier leurs pensées sur les améliorations qu’on y pourrait introduire, même de faire librement la critique des lois déjà promulguées ; nous en avons aussi un éclatant exemple dans le monarque auquel nous rendons hommage, et qui ne s’est laissé devancer en cela par aucun autre.
Mais aussi celui-là seul, qui, en même temps qu’il est lui-même éclairé et n’a pas peur de son ombre, a sous la main pour garant de la paix publique une armée nombreuse et parfaitement disciplinée, celui-là peut dire ce que n’oserait pas dire une république : raisonnez tant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, seulement obéissez. Les choses humaines suivent ici un cours étrange et inattendu, comme on le voit souvent d’ailleurs, quand on les envisage en grand, car presque tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile semble favorable à la liberté de l’esprit du peuple, et pourtant lui oppose des bornes infranchissables ; un degré inférieur, au contraire, lui ouvre un libre champ où il peut se développer tout à son aise. Lorsque la nature a développé, sous sa dure enveloppe, le germe sur lequel elle veille si tendrement, à savoir le penchant et la vocation de l’homme pour la liberté de penser, alors ce penchant réagit insensiblement sur les sentiments du peuple (qu’il rend peu à peu plus capable de la liberté d’agir), et enfin sur les principes mêmes du gouvernement, lequel trouve son propre avantage à traiter l’homme, qui n’est plus alors une machine, conformément à sa dignité. »