Passer d’un plan, d’une frontière à une autre, intégrer différents niveaux, faire se renconter des contraires, imposer de nouvelles règles, faire circuler…comment tout ça tient-il ensemble ?
Des visages, des figures. Jusqu’à présent nos petites espèces immatérielles vivent et cohabitent sur différents territoires de la pensée. Territoires « qui chante quoi appartient à quoi » dans lesquels elles sont soumises à des rapports de forces. Zoom dans l’herbe, et observons maintenant quelques unes des « espèces emblématiques ».
Pour Deleuze, « constituer un territoire, c’est un peu la naissance de l’art… ». Lorsqu’un animal définit son territoire, il réalise une série de marquages qui sont des postures, des lignes, des couleurs, des chants…Commençons donc par nous interresser à la niche écologique d’un sujet comme David Lynch.
De la niche au monde…
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Représentation, cadre et contexte
Un metteur en scène est capable de créer des mondes et les transmettre. Autrement dit, il donne accès à de nouvelles rencontres sous forme d’idées et d’affects en manipulant différents agencements conducteurs, différent dispositifs faits de sons, mouvements, lumières, couleurs…Mais pour ce faire, encore lui faut-il construire le terrain de jeu qui rendra ses nouvelles «règles» acceptables.
Alors construire un terrain de jeu, ou un monde, c’est d’abord isoler des caractères perceptifs parmi une nature « fourmillante ». Séparer et trier entre ce qui est « important » et ce qui ne l’est pas. Déformer pour reformer. Comme le dit von Uexküll, « chaque espèce vit dans un monde unique, qui est ce qui lui apparaît déterminé par son organisation propre […] rien que quelques signes comme des étoiles dans une nuit noire immense ».
Sur ce terrain de jeu, vont alors pouvoir prendre place des personnages adaptés. Gilles Deleuze : « Un lointain successeur de Spinoza [Uexküll] dira : voyez la tique, admirez cette bête, elle se définit par trois affects, c’est tout ce dont elle est capable en fonction des rapports dont elle est composée, un monde tripolaire et c’est tout! La lumière l’affecte, et elle se hisse jusqu’à la pointe d’une branche. L’odeur d’un mammifère l’affecte, et elle se laisse tomber sur lui. Les poils la gênent, et elle cherche une place dépourvue de poils pour s’enfoncer sous la peau et boire le sang chaud. Aveugle et sourde, la tique n’a que trois affects dans la forêt immense, et le reste du temps peut dormir des années en attendant la rencontre. […] »
Sécurité de l’action dans un terrain de jeu, il s’agit donc pour tout sujet « réalisateur » de composer un monde optimal - le réseau de relations qui porte une existence - au sein de l’environnement pessimal qu’est l’infinité indiscernable de la nature. Gilles Deleuze: « C’est pourquoi Uexküll s’est principalement intéressé à des animaux simples qui ne sont pas dans notre monde, ni dans un autre, mais avec un monde associé qu’ils ont su tailler, découper, recoudre : l’araignée et sa toile, le pou et le crâne, la tique et un coin de peau de mammifère. »
…du monde à l’écosystème
http://www.dailymotion.com/video/3lgPmrH3feaWUm90y
Un réalisateur produit donc un monde, délimite l’espace de jeu dans lequel il va pouvoir transmettre idées et affects propres. Un monde qui chez Lynch est fait d’extractions lumineuses (telle couleur et pas une autre parmi les milliers de gammes possibles), de déformations des proportions des corps et d’attractions étranges (modification et pivotage des angles, multiplication des points de vue sur le même…)
Mais un monde n’est pas un écosystème. Dans ce dernier, à partir d’un élément du monde, le spectateur est capable de reconstruire une vision de l’ensemble. Or il semble que le monde de Lynch puisse répondre à cette définition de l’écosystème à travers certaines des répétitions qui (co)existent d’une œuvre à l’autre : redondances, modèles et structures caractéristiques de systèmes complexes.
Alors ici on ne va pas se demander comment tout ça se produit dans la tête du réalisateur (point de vue psychanalytique), mais on va plutôt tenter d’évoquer rapidement quelques pistes ou sensations très fragmentaires autour d’un comment tout ça fonctionne ensemble (point de vue écologique).
Diffusion, contamination et dissipation
Premièrement, l’écosystème lynchien est marqué par l’instabilité. Le réseau des relations est non linéaire (espaces, temps). Chaotique dans la mesure où ce qui se passe en un point du système a toujours des répercutions imprévisibles sur l’ensemble.
Il a toujours contamination (la tristesse dans la scène du bar de Twin Peaks faisant suite au meurtre de Maddy), il y a toujours cohabitation (le « je suis chez vous en ce moment même » de Lost Highway), et donc coévolution entre les différents niveaux ou profondeurs d’un réel multiple fait de couches rêves/réalités sans véritables contours. Ni dedans, ni dehors dans le temps ou l’espace. Des mondes oui, mais associés et imbriqués.
Ce qui se répète d’un plan à l’autre, ce sont des formes non identitaires, des objets/personnages. Ce qui diffère, ce sont des flux et des décalages. Des décalages de vitesse et de lenteur, des décalages par rapport à un manque (bras, œil, sourcil, taille) autour d’un axe (attraction étrange) normalité/banalité.
http://www.dailymotion.com/video/4zhaAA3JXYUhLm68Q
Tout cela est possible du fait que nous sommes dans un univers de flux où toute image/forme n’est donc qu’un instantané, un enregistrement (« all is recorded ») à déplier/répliquer.
« All is recorded »
Qu’ils soient sonores (irriguant des routes, des couloirs ou des câbles électriques) ou lumineux (éclair, stroboscope, sol en Z reflètant), ces flux traversent, bombardent, chargent et déchargent les diverses formes réceptacles que sont les objets/personnages récurrents.
Flux et support conducteur
Ces objets/personnages fonctionnent donc à l’image de conduites de stockages temporaires, récurrentes, et non caractérisées par une frontière humain/non humains. C’est la traversée d’un ou plusieurs flux qui en définit la forme, donc le sens, en modifiant les couleurs, la texture (déclinaison des rideaux rouges), en génèrant des échos (écrans, réfractions) sonores…
L’objet/personnage du rideau rouge se reterritorialise ici en peinture rouge. Changement de texture mais signifié (contexte) stable
Absence d’intériorité et discrimination par des flux extérieurs entrant et sortant, ces éléments sont donc interchangeables dans différentes chaînes de signification ou séquences redondantes.
Absence d’intériorité du personnage et identité donnée par le contexte (le rapport des flux extérieurs qui l’irriguent)
Leur sens varie en fonction des bombardements du dehors, du contexte et des contours musicaux qui permettent de multiplier les points de vue sur le même. En conséquence, les objets/personnages sont indépendants les uns des autres que ce soit dans la succession des plans ou dans leurs associations, déconstructions et reconstructions (de la cabane en flammes aux personnages qui parlent…à l’envers puis à l’endroit).
Systèmes d’alerte, instabilité, connexion et diffusion.
L’écosystème lynchien est également hiérarchisé. Une hiérarchie qui n’est pas de type humain/non humain. Les objets/personnages sont différemment capables de circuler entre les divers mondes apparents ou contextes. Les devenir dans le passage des différentes « espèces » ne sont pas les mêmes. Celui du personnage à la tête encastrée dans la table en verre dans Lost Highway, ceux des corps réceptacles poreux (Leland Palmer, Fred Madison) à remplir. Si les objets sont interchangeables et superposables, la composante personnage est néanmoins marquée par le passage : la couleur des cheveux, le visage ou le physique entier est modifié.
http://www.dailymotion.com/video/5WAK6JWxXSXFXm6SL
Dans le cadre lynchien, toute superposition (image/son) est possible du fait des différences de profondeur et de fréquence qui coexistent dans un même champ (hologrammes visuels, échos sonores). Le mouvement est donc un mouvement de diffusion, d’aborption, de dissipation, de capillarité des fluides : lumière, échos sonores, fumée.
Le passage entre les différents niveaux de profondeur est toujours marqué par un son, un flux de lumière, une ampoule qui cherche à s’éteindre ou à s’allumer, un chant ou une danse. A l’image des bioindicateurs, il existe une grille de lecture, des systèmes d’alerte qui marquent le temps des processus de connexion et de passage.
« Il flotte toujours une musique dans l’air » Red dwarf, Twin Peaks
La grille de lecture classique du monde associé de Twin Peaks. L’effet stroboscopique de la lumière est également inscrit sur la surface du sol (éclairs)
« Tout organisme est une mélodie qui se chante elle-même » von Uexküll
Territoire sonores et lumineux aux portes d’entrée multiples, comment tout cela tient ensemble ? L’écosystème lynchien est capable de résilience, c’est-à-dire d’absorber beaucoup de variations, de bruits, d’éléments contraires. Les limites des espaces ne sont pas spatiales mais musicales. Le liant sonore admet la cohabitation des contraires, rend flou toute frontière du dedans et du dehors. En jouant sur les fréquences (profondeurs superposables), il permet également de déformer l’espace (gros plan, contre plongée) pour l’occuper différemment.
Différence dans la répétition : ici peu de code « rouge », seulement localisé au niveau des lèvres et souligné par l’absence des sourcils, mais inversion du marqueur musical. Cette fois l’arrivée de l’objet/personnage (le passage) est marquée par la coupure (l’absorption) du son.
Le cadre spatial est quant à lui fragmenté, le plan des décors coupé. Si les mouvements de caméras définissant des coutours sont souvent flous et partiels, c’est une cohérence d’ensemble qui permet au spectateur/visiteur de reconstruire les manques à partir de la reconnaissance sensible d’un marqueur temporel. Temps non linéaire, mais temps d’un processus. Ici n’est donc plus ici, et bien que les formes soient les mêmes, jai été affecté par le dispositif marquant le processus du changement. Je comprends que le contexte du jeu n’est plus le même, et j’admet que les règles changent.
http://www.dailymotion.com/video/65xaXMFdynph4m7M3
Lynch et Lacan :