« Les ordinateurs pensent-ils ? Je dirai tout de suite : non. Ce qui « pense », c’est l’homme plus l’ordinateur plus l’environnement. Les lignes de séparation entre homme, ordinateur et environnement sont complètement artificielles et fictives. Ce sont des lignes qui coupent les voies le long desquelles sont transmises l’information et la différence. Elles ne sauraient constituer les frontières du système pensant. Je le répète : ce qui pense, c’est le système entier… ».Gregory Bateson, 1972, Vers une écologie de l’esprit 2, Éditions du Seuil.
« Un hologramme est une image où chaque point contient la presque totalité de l’information sur l’objet représenté. Le principe hologrammique signifie que non seulement la partie est dans le tout, mais que le tout est inscrit d’une certaine façon dans la partie. Ainsi la cellule contient en elle la totalité de l’information génétique, ce qui permet en principe le clonage ; la société en tant que tout, via sa culture, est présente en l’esprit de chaque individu. » E. Morin, La Méthode, tome 5, « L’Humanité de l’humanité », Le Seuil, 2001, p. 282.
« Son “écosophie” [Guattari] fait aussi écho à une tendance dans l’écologie scientifique, à tranversaliser de plus en plus l’analyse des “milieux” associant des éléments naturels et artificiels, des espèces animales ou végétales et des modes de vie humains […] la question pratique la plus urgente pour la politique écologiste pourrait donc être de travailler, plus que les leviers du pouvoir au sens restreint, ceux de la micropolitique des valeurs, des affects et des façons de vivre […] produire des milieux vivables et vivants […] une nouvelle productivité des subjectivités doit être soutenue par des dispositifs concrets, nouveaux territoires d’existence producteurs d’univers de valeurs […] »Valérie Marange, écosophie ou barbarie.
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Première étape de notre petit chantier dédié à l’écosophie, à la manière dont certains de ses éclats ont pu venir, partiellement et sans accord, contaminer pensées et pratiques: le métabolisme territorial, concept anglo-saxon importé en France par Angenius.
Note composée d’après extraits [annotés] de l’article publié par la DATAR dans la revue « Territoires 2030″ de décembre 20005, page 35 et suivantes. A signaler également l’article consacré à cette « écologie territoriale empirique » paru dans la revue durable de juin 2007.
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Principes du métabolisme[1] territorial
Alliant diverses disciplines scientifiques (écologie scientifique, sciences naturelles, analyse systémique, sciences de l’ingénieur, économie, sociologie…) et au croisement de domaines tels que la prospective territoriale et l’intelligence collective, l’étude du métabolisme territorial est à comprendre dans le cadre plus global de la révision du mode de fonctionnement de nos sociétés dans un objectif de développement durable.
Le métabolisme territorial n’est pas une science exacte, mais plutôt un « art ». Il repose sur deux compétences distinctes :
–programmer des solutions qui rendent possible et attrayant un mode de vie durable pour les usagers (angle sociologie, « marketing ») ;
–programmer des solutions qui optimisent les systèmes pour « refermer la boucle » ([angle scientifique] flux de matières, énergie, eau), et privilégier les boucles locales.
L’approche du métabolisme territorial considère un territoire, avecla société humaine qui l’habite et l’économie selon laquelle celle-cifonctionne, comme un écosystèmedoté d’un métabolisme : « [L’économie] est semblable à une vache dans un pré. [Elle] a besoin de manger des ressources et, finalement, toute cette consommation deviendra déchet et devra quitter l’organisme – l’économie »[2].
La démarche repose sur l’analyse des flux reliant les entités vivantes à leur environnement. Soit une démarche visant à identifier, évaluer et maîtriser les impacts environnementaux – au sens biophysique du terme – des modes de vie et de production d’un territoire donné. Remonter des impacts à leurs causes, c’est donc identifier et comprendre les mécanismes productifs, mais aussi sociaux et culturels, par lesquels s’organise la vie d’un territoire, de ses acteurs et de ses habitants, dans l’espace et dans le temps. C’est, en définitive, ouvrir la voie au changement durable, celui qui intègre pleinement les variables écologiques, sociales et économiques de l’équilibre dudit territoire et de la planète.
[En passant. Qu'in fine les objectifs sociaux et économiques puissent être relativement indépendants est une chose, reste à démontrer l'existence de variables sociales et économiques véritablement autonomes. Il n'en irait pas de même pour les variables écologiques, dans la mesure où celles-ci viseraient à inclure les besoins des non-humains dans l'équation de la cité. Alors disons que cette fragmentation qu'opère la notion de dévelopement durable a sans doute pour objectif de noyer la question de l'individu (de sa production, de ses désirs...) dans une sorte fourre-tout situé à mi-chemin de ces deux pôles du social et de l'économie. En ce sens, l'articulation écosophique (environnement, social, mental) nous apparaît comme plus opérante.]
L’analyse du métabolisme territorial vise à modéliser quantitativementet qualitativement, à l’échelle d’un territoire donné, la dimension biophysique des liens entre l’homme et l’environnement, en s’appuyant sur des méthodologies comme les analyses de flux de matières. Celles-ci consistent à réaliser des bilans de masse et d’énergie, c’est-à-dire à effectuer une comptabilité analytique sur une période de temps donnée des quantités entrantes et sortantes et des variations de stocks de matières premières, de produits finis, d’énergie et de déchets d’un système donné, et ce à n’importe quelle échelle : entreprise, filière, ville, région, pays… « Cette démarche, essentiellement analytique et descriptive, vise à comprendre la dynamique des flux et des stocks de matière et d’énergie liés aux activités humaines, depuis l’extraction et la production des ressources jusqu’à leur retour inévitable, tôt ou tard, dans les grands cycles de la biosphère. »[3]En découlent des solutions qui optimisent les systèmes pour « refermer la boucle » (flux de matières, énergie, eau) et privilégient les boucles locales.
Une telle démarche s’inscrit dans une approche écologique de la durabilité radicalement différente de la vision économique néoclassique de l’interaction entre l’homme et la nature. L’analyse monétaire y est en effet remplacée par une vision scientifique privilégiant les mesures biophysiques visant à réduire les inefficiences de système (« fermer la boucle ») [soit la définition d'une économie élargie]. Dans cette approche, toute activité est analysée en fonction de ses impacts en amont et en aval : ainsi un déchet[objets partiels et sujets résiduels] est une étape dans un cycle de transformation de la matière, et non une fin en soi.
Afin de satisfaire un niveau de bien-être acceptable[4] pour la société, l’objectif économique de maximisation du niveau d’utilité doit être remplacé par l’objectif[également économique] de minimisation des flux de prélèvements et de rejets.[Soulignons donc qu'il n'y a aucune raison de penser que ces différents objectifs soient dans tous les cas auto-exclusifs]
Un appareillage écosystémique
Basée sur la prémisse que « le modèle simpliste actuel d’activité industrielle doit être remplacé par un modèle plus intégré : un écosystème industriel. L’écologie industrielle est une vision globale et intégrée de tous les composants des activités industrielles humaines et de leurs interactions avec la biosphère[5]. La notion de biosphère est ici mobilisée en tant que système vaste et complexe mais néanmoins fini, dépassent ainsi la vision[plus] anthropocentrique de l’environnement comme une externalité.
C’est sur cette vision « écosystémique » que repose la philosophie du métabolisme territorial. Dans la mesure où il concerne les activités économiques et industrielles, le métabolisme territorial s’appuie sur les outils de l’écologie industrielle.
L’écologie industrielle a pour objectif l’optimisation des flux de ressources via une « écorestructuration » du système industriel, et non le simple traitement des pollutions en fin de circuit. Par la création de schémas organisationnels innovants reposant sur une dynamique de coopération des acteurs d’un territoire, elle vise à une stratégie d’innovation élargie reposant sur quatre piliers : la revalorisation systématique des déchets, la minimisation des pertes par dissipation, la dématérialisation de l’économie (minimisation des flux de ressources) et la décarbonisation de l’énergie (limitation de la consommation d’énergie fossile).
Des formesparticipatives
Au-delà des enjeux de planification technique et administrative, la discipline du métabolisme territorial est une porte d’entrée vers une économie de la connaissance[processus apprenant], basée sur l’accès libre aux réseaux et à un processus de coproduction et d’intelligence collective mêlant usagers, acteurs et techniciens du territoire.
À la croisée de l’écologie industrielle[6] et de l’aménagement du territoire, le métabolisme territorial complète de la dimension territoriale l’analyse de la première, en analysant les interactions entre les acteurs et les choix d’aménagement du territoire. In fine, le métabolisme territorial analyse le fonctionnement et la durabilité d’un territoire et de ses acteurs comme un « écosystème humain »[analogie, hologrammie, une fois dit que l’homme ne forme pas « un empire dans un empire« , la théorie des systèmes peut-elle pour autant s’appliquer très directement à l’ensemble de ses actions, et si oui sous quelles conditions de principe, le rôle de l’observateur… ?]
Outre la restructuration du système industriel, c’est donc également à des enjeux de renouvellement urbain et d’aménagement du territoire que cette approche tente de répondre, afin de transformer nos sociétés en écosystèmes ouverts et stabilisés [soit un écosystème mature].
Les comportements sont au cœur des processus métaboliques : non seulement par leur contribution aux quantités consommées et rejetées, mais aussi par les possibles répercussions de leur changement sur les processus et les structures organisés autour des besoins des habitants.
Les approches sociologiques, pédagogiques et culturelles, voire « marketing » sont donc essentielles dans la compréhension des mécanismes du métabolisme territorial. Quant aux politiques visant à le modifier, elles sont vouées à l’échec si elles font abstraction de la culture, des habitus et de la volonté des habitants.
L’étude du métabolisme territorial permet de modéliser et de programmer des fonctionnements efficaces à l’interface entre usagers et services techniques et/ou aménageurs : amélioration de l’éco-efficacité des modes de production (réduction des pertes de matière et d’énergie, éco conception des produits, recyclage/récupération…), rationalisation des modes de vie (boucles locales d’alimentation, mutualisation des transports, utilisation d’énergies renouvelables, économie de fonctionnalité…).
Le développement de métabolismes durables repose sur une intégration des besoins en amont : on injecte en effet des critères « mous » (sociologie, modélisation d’usages) dans des spécifications techniques « dures » (cahier des charges des aménageurs et constructeurs). Cette opération n’est pas une science exacte, elle demande de se pencher sur l’identité d’un site, les composantes qui seront de nature à attirer des populations cibles : pour ce faire, une interaction forte avec le tissu social est nécessaire (associations, chercheurs, sociologues, acteurs relais ou chefs de file…), ainsi qu’une capacité de modélisation. L’enjeu est d’identifier les agents « fertilisants » qui préfigurent le métabolisme du site [principe hologrammique?] et alimenteront la réflexion prospective ; ils attireront de par leur engagement et leur présence les acteurs de leur réseau.
Des périmètres d’application
Le métabolisme territorial met en évidence l’importance des interrelations et la nécessité de remonter aux causes premières pour modifier l’efficacité d’un « écosystème humain » dans son ensemble :
– au sein du territoire, interactions entre agents fertilisants, usagers et territoire ;
– dans l’espace, gestion des flux et externalités entre les territoires ;
– dans le temps, relation entre développement et mémoire collective, patrimoine historique, naturel, industriel ou culturel.
L’échelle de territoire adaptée pour établir un métabolisme durable est donc celle d’un collectif cohérent : cette maille peut être différente de la maille administrative, puisqu’elle reflète des modes de vie et des habitudes de groupes humains comme dans un écosystème naturel.
Le métabolisme peut ensuite être approché à plus grande échelle de manière « fractale », c’est-à-dire en respectant les équilibres des sous-ensembles qui constituent le maillon initial et en développant les échanges par subsidiarité (concept d’écosystème ouvert et suffisant). Il importe alors de veiller à l’équilibre des échanges entre les maillons, notamment d’éviter les « égoïsmes » locaux (externalisation des nuisances sur le territoire voisin) ou les implantations « hors sol », non-intégrées dans leur milieu.
Des applications pratiques
Au delà de son aspect marketing et théorie, différent projets pilote tentent à l’heure actuelle de mettre en évidence la pertinence de cette approche, les expérimentations en cours étant relayées par différents sites internet.
« Ce quartier, achevé en 2000, a été entièrement conçu pour réduire l’empreinte écologique du site et de ses habitants de 50 %. Trois ans après sa mise sur le marché, il parvient à réduire les besoins d’énergie pour le chauffage et la climatisation de 90 % ; 98 % des matériaux de construction proviennent de sites déconstruits dans les 30 km à la ronde ; une grande part de l’alimentation est produite en boucle locale et livrée chaque jour sur le site. Le quartier offre une bonne qualité de vie et une réelle mixité sociale (un tiers de cadres supérieurs et professions libérales, un tiers de professions intermédiaires avec aides de la collectivité, un tiers de logement social). Les habitants échangent des services et se sont progressivement sensibilisés à la maintenance et à l’évolution du site. Au-delà de Bedzed en lui-même, il faut voir le site comme une sorte de gros « laboratoire vivant » dont l’objet premier était de démontrer qu’on peut vivre de manière durable sans retourner à l’âge de pierre. Tout y est conçu avec une pointe ludique, voire « marketing », afin de donner envie aux gens de vivre de manière durable. Le concepteur du site ne revendique d’ailleurs pas d’inventions géniales ni de « percées » technologiques : l’enjeu est d’éduquer et de mobiliser. »
[1]Métabolisme : processus de transformation de la matière et de l’énergie par des organismes vivants.
[2]M. Wackernagel, W. Rees, Notre empreinte écologique, éditions Ecosociété, 1999.
[3]S. Erkman, Vers une écologie industrielle, Paris, éditions Charles Léopold Mayer, 2e édition, mars 2004.
[4]« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». Hans Jonas, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, éditions du Cerf, 1990.
[5]« Système écologique global intégrant tous les êtres vivants et les relations qu’ils tissent entre eux, avec les éléments chimiques de la lithosphère (les roches), de l’hydrosphère (l’eau) et de l’atmosphère (l’air), dans un métabolisme global qui transforme sans cesse la surface de la Terre ». J. Grinevald, « Biodiversité et Biosphère », L’état de la planète, 2002
[6]Le terme « écologie » renvoie ici à l’écologie scientifique, à l’étude des écosystèmes, et non à l’écologie politique. L’adjectif « industriel » est quant à lui à comprendre dans son acception anglo-saxonne, qui désigne l’ensemble des activités humaines, et non selon son sens restrictif en français (le système de production industriel).
» Définir l’homme par rapport à l’animal n’est-ce pas le rêve avoué des philosophes depuis le XVII siècle ? L’enjeu était de taille, puisqu’il en allait de la définition du propre de l’homme autant que de sa destination. Si le biologiste aujourd’hui admet que l’homme est à peu près un animal comme les autres, tant les différences génétiques entre un grand singe et l’homme sont infimes, il accorde néanmoins de l’importance à la discontinuité existante entre l’homme et l’animal. L’anthropologue semble faire le chemin inverse. Face aux progrès de l’éthologie de terrain, il détrône l’homme d’un certain nombre de suprématies. Il met les capacités cognitives des hommes et des animaux en partage. Notamment sur le plan de la technique. Il respecte également les sociétés animistes qui font de l’homme et des animaux des vivants possédant des qualités autonomes. Un dialogue qui brouille les frontières et redistribue les rôles. »
» Après presque 10 mois passés à observer les effets de certaines innovations sociales ou technologiques, et la manière dont s’inventent ainsi les mondes de demain, aujourd’hui retour sur l’histoire, pour observer à la fois les composantes de la dynamique de l’innovation technologique, mais aussi ses possibles ratés. L’histoire des techniques est jalonnée de quelques flops retentissants, de plusieurs miracles improbables, de vieilles lunes sans cesse réactivées, d’intuitions matérialisées ou d’idées saugrenues. Mais, quoi qu’il en soit, tout ce qui nous entoure est le produit d’une construction dont les ressorts ne sont pas seulement techniques, mais également sociaux et politiques.Si votre frigo fait du bruit, ce n’est pas parce que c’était la meilleure technologie possible, mais parce que l’entreprise qui a développé cette technique l’a emporté économiquement sur une autre qui proposait un modèle tout aussi performant mais plus silencieux. Mais si l’innovation technologique n’est neutre ni politiquement ni socialement, qu’est-ce qui explique qu’elle prenne ou non ? Quelles sont les conditions de réussite ou d’échec d’une innovation technique ? Que retrouve-t-on dans le cimetière des innovations échouées ? Et que nous apprend l’histoire des révolutions industrielles sur un possible changement de civilisation lié à l’évolution et à la diffusion des technologies contemporaines.
Avec François Caron, historien et Nicolas Chevassus au Louis, biologiste et journaliste. «
» Un spectre hante le monde : le monde peut être dévasté ! D’où l’émergence d’une nouvelle sensibilité qui, au-delà ou en-deçà d’une écologie strictement politique, s’emploie à penser un nouveau rapport à la « terre mère ». Rapport n’étant plus intrusif, il fait de l’homme le « maître et possesseur de la nature », mais beaucoup plus partenarial. C’est cela que l’on peut nommer « ÉCOSOPHIE » : une sagesse de la maison commune qui ne sera pas sans incidence pratique dans la vie quotidienne et dans l’imaginaire collectif.
Avec Stéphane Hugon, sociologue et président d’Eranos ; Massimo Di Felice, professeur à l’Ecole de Communication et Art de l’Université de São Paulo et Andréi Netto, envoyé spécial du journal « O Estado de São Paulo ».Enregistré le 24 mai 2011. »
« J’affirme que si vous voulez parler de choses vivantes, non seulement en tant que biologiste académique mais à titre personnel, pour vous-même, créature vivante parmi les créatures vivantes, il est indiqué d’utiliser un langage isomorphe au langage grâce auquel les créatures vivantes elles-mêmes sont organisées – un langage qui est en phase avec le langage du monde biologique ». Gregory Bateson
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Contradictions dans la sensibilisation
S’adresser à la raison de l’individu cartésien pour lui démontrer les méfaits de cette même raison sur le bon état de conservation de la planète … ou mobiliser les affects passions d’un corps spinoziste – seul un affect peut dépasser un autre affect. Guider les puissances d’agir, l’art de transformer la connaissance (générique) en affect.
« […] une plante est un chant dont le rythme déploie une forme certaine, et dans l’espace expose un mystère du temps. » Paul Valéry
La cuisine de ce petit blog : confronter des univers, poser l’artifice d’un cadre commun qui ne prétend pas au vrai, laisser se produire des effets, ouvrir des pistes à l’attention, à la curiosité combinatoire de chacun. Dans cette optique, interférences et petits ponts pour des chaussées où cheminer, cette semaine marquait la conclusion du séminaire du collège international de philosophie sur les horizons de l’écologie politique, le botaniste Francis Hallé était l’invité de l’émission « A voix nue » sur France Culture. L’occasion pour nous d’un petit tissage, en marchant, autour de Spinoza, la plante et l’écologie.
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First, les horizons de l’écologie politique, et l’opportunité qui nous est offerte de broder autour de l’intervention du spinoziste Pierre Zaoui. Lors d’un billet précédent, nous avions déjà retranscrit quelques uns des fragments introductifs d’une problématique que l’on pourrait rassembler comme suit : des promesses d’un gai savoir écologique à une nouvelle espérance politique ?
Suite donc. Si l’écologie politique est autre chose qu’un nouveau réalisme, à partir de quelle philosophie la penser ? Interférences communes avec les orientations qui nous animent ici, une pensée écologique sur un mode spinoziste (l’homme n’est pas un empire dans un empire) est-elle soutenable ?
La réponse de Pierre Zaoui à cette interrogation s’appuie ici sur les travaux d’Arne Næss, philosophe norvégien fondateur de la deep ecology. Une retranscription partielle et très synthétique de ce temps du séminaire est proposée ci-dessous.
Afin de constituer ce que l’on pourrait appeler une ontologie écologique, Næss s’inspire d’une lecture naturaliste de Spinoza. Quelques mots sur le projet de Næss. Celui-ci est d’abord un projet écosophique. C’est-à-dire qu’il vise à ce que tout individu, dans sa singularité, puisse articuler ses convictions, ses rapports au monde, avec ses pratiques quotidiennes. L’écosophie nous apparaît donc ici comme une question de style de vie, un certain art de composer son mode d’existence à partir des relations que chacun peut établir dans la nature. En cela, cette approche qui englobe dans un même élan les différentes sphères de la vie humaine (psychique, sociale, biologique) diffère totalement du projet de l’écologie de surface : la gestion de l’environnement en tant qu’extériorité, la gestion des effets externes d’une crise écologique elle-même conçue comme extérieur à l’individu (qui la pense).
« Par une écosophie je veux dire une philosophie de l’harmonie écologique ou d’équilibre. Une philosophie comme une sorte de Sofia, ouvertement normative, elle contient à la fois des normes, des règles, des postulats, des annonces de priorités de valeur et les hypothèses concernant l’état des affaires dans notre univers. La sagesse est la sagesse politique, la prescription, non seulement la description scientifique et la prédiction. Les détails d’une écosophie montrent de nombreuses variations dues à des différences significatives concernant non seulement les faits de la pollution, des ressources, la population, etc, mais aussi les priorités de valeur. » Arne Næss
Pour toute singulière que soit la démarche écosophique, écosophie T voire utile propre, Næss prend néanmoins le soin de baliser le chemin de diverses normes communes et dérivées.
-> La norme n°1, la plus haute, consiste en la réalisation de Soi. Il s’agit là d’une certaine reformulation du conatus spinoziste. Pour Næss, chaque chose tend à se réaliser elle-même, quand pour Spinoza chaque chose tend à persévérer dans son être, c’est à dire à augmenter sa puissance d’agir. Ce conatus, cet effort d’exister, constitue l’essence intime de chaque chose. Trois hypothèses sous-tendent cette première norme posée par Næss .
H1/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus l’identification avec les autres est grande et profonde. Cette première hypothèse fait écho au 3ème genre de connaissance de Spinoza. A savoir que, plus on persévère dans son être, plus on comprend Dieu, et surtout, plus on comprend Dieu à travers les choses singulières.
H2/ Plus on atteint à une haute réalisation de Soi, plus sa croissance à venir dépend de la réalisation des autres. Cette seconde hypothèse, que l’on pourrait également exprimer comme le développement des autres contribue au développement de Soi, permet à nouveau un retour partiel sur Spinoza. Pour ce dernier, et pour le dire vite, rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme vivant sous la conduite de la raison.
Ce qui est le plus utile à l’homme, ce qui s’accorde le plus directement à sa nature, c’est l’homme. Cette proposition nous renvoie au concept de notions communes, à savoir que ce qui est commun à toutes choses, se retrouve dans le tout et dans la partie, ne peut se concevoir que d’une façon adéquate. Or l’homme partage le plus de notions communes avec l’homme. C’est ainsi que dans tous les cas « de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients » (Éthique IV, proposition XXXV Scholie).
« C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien. » Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV, corollaire 2
H3/ Troisième hypothèse, la réalisation de Soi, complète et pour chacun, dépend de tout ça. Conclusion : j’ai donc besoin que les autres se développent pour me développer.
-> La norme 2 découle de la norme 1, il s’agit de la réalisation de Soi pour tous les êtres vivants. Autrement dit, la persévérance de mon être dépend de la persévérance de chaque chose singulière.
A partir de Spinoza, Næss nous propose donc une arme pour penser l’écologie. A sa base, une résistance profonde à tout catastrophisme éclairé, à sa pointe, il s’agit de pouvoir développer et multiplier des rapports de joie dans et avec la nature : « (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature », Arne Næss.
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Compléments sur la formule de l’homme est un Dieu pour l’homme chez Spinoza :
« Proposition XXXV
Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature. Démonstration En tant que les hommes sont dominés par des sentiments qui sont des passions, ils peuvent être différents par nature et opposés les uns aux autres. Au contraire, on dit que les hommes agissent dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison; et par conséquent tout ce qui suit de la nature humaine, en tant qu’elle est définie par la Raison, doit être compris par la seule nature humaine, comme par sa cause prochaine. Mais puisque chacun, d’après les lois de sa nature, désire ce qu’il juge être bon, et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais, puisque en outre, ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après le commandement de la Raison, est nécessairement bon ou mauvais, les hommes, dans la seule mesure où ils vivent sous la conduite de la Raison, font nécessairement ce qui est nécessairement bon pour la nature humaine et par conséquent pour chaque homme, c’est-à-dire qui s’accorde avec la nature de chaque homme. Et donc les hommes s’accordent nécessairement entre eux, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison.
- Corollaire I
Dans la nature, il n’y a rien de singulier qui soit plus utile à l’homme qu’un homme qui vit sous la conduite de la Raison. Car ce qui est le plus utile à l’homme, c’est ce qui s’accorde le mieux avec sa nature, c’est-à-dire l’homme. Or l’homme agit, absolument parlant, selon les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la raison et dans cette seule mesure, il s’accorde toujours nécessairement avec la nature d’un autre homme. Donc parmi les choses singulières, rien n’est plus utile à l’homme qu’un homme, etc.
- Corollaire II
C’est lorsque chaque homme cherche avant tout l’utile propre qui est le sien que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car plus chacun cherche l’utile qui est le sien et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu, ou ce qui revient au même, plus grande est la puissance dont il est doué pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire pour vivre sous la conduite de la Raison. Or c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent le mieux par nature. Donc les hommes sont les plus utiles les uns aux autres, lorsque chacun cherche avant tout l’utile qui est le sien.
- Scholie
Ce que nous venons de montrer, l’expérience même l’atteste chaque jour par de si clairs témoignages, que presque tout le monde dit que l’homme est un Dieu pour l’homme. Pourtant il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison; mais c’est ainsi; la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres. Néanmoins ils ne peuvent guère mener une vie solitaire, de sorte que la plupart se plaisent à la définition que l’homme est un animal politique; et de fait, les choses sont telles que, de la société commune des hommes, on peut tirer beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients.» Spinoza, Éthique IV, proposition XXXV
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Suite du séminaire. Pourquoi cette lecture que fait Næss de Spinoza ne fonctionne pas ? D’après Pierre Zaoui, Næss force beaucoup trop Spinoza, et cela sur plusieurs points clés.
-> Premier point de friction, la conception de la nature. La Natura chez Spinoza n’est ni la planète, ni l’environnement, ni l’ensemble des êtres vivants de la biosphère, etc. La Natura est un concept désincarné : une nature aveugle et mécaniste, régie par des lois causales qui engendrent nécessairement des effets, d’où la géométrie des affects, et qui de plus, ne différencie pas l’artificiel du naturel.
Il n’y a donc pas d’identification possible entre le concept de Natura chez Spinoza et celui de nature chez Naess, sauf à confondre la substance avec le mode infini médiat (la figure totale de l’univers ou l’ensemble de la biosphère par exemple). Le Deus sive Natura de Spinoza est une pensée « dénaturante » si l’on entend nature au sens de Naess.
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Compléments sur la distinction Nature naturante / naturée chez Spinoza :
« Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et par Nature naturée. Car je suppose qu’on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (par le Coroll. 1 de la Propos. 14 et le Coroll. 2 de la Propos. 16) (…) J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu. » Spinoza, Ethique 1, Proposition 29, Scholie.
Compléments sur le mode infini médiat chez Spinoza :
« Un mode donné doit son essence de mode à la substance et son existence à l’existence d’un attribut, si c’est un mode infini (E1P23) et à l’existence d’autres modes finis, si c’est un mode fini (E1P28). Il existe dans le système spinoziste un mode infini immédiat pour chaque attribut, l’entendement absolument infini pour la pensée et le mouvement/repos pour l’étendue. Il existe aussi un mode infini médiat (suivant non de l’infinité de l’attribut mais de l’infinité des modes) : la figure totale de l’univers pour l’étendue et probablement (Spinoza ne le précise pas explicitement) la compréhension infinie de cette figure pour la pensée. Cf. Lettre 64 à Schuller.
Pour exprimer le rapport de la substance à ses modes, on pourra tenter l’image de l’océan et de ses vagues… qui comme toute image a ses limites. L’océan serait la substance, les courants et les vagues ses modes finis. Chaque vague peut être considérée individuellement selon sa durée et son extension particulières, mais elle n’a d’existence et d’essence que par l’océan dont elle est une expression. L’océan et ses courants ou vagues ne peuvent être séparés qu’abstraitement. Le « mode infini immédiat » de cet océan-substance serait le rapport de mouvement et de repos qui caractérise la totalité de cet océan, s’exprimant donc de façon singulière en chaque vague. Le mode infini médiat serait le résultat global du mouvement et du repos des vagues de l’océan. Mais il ne faut pas voir là un processus, en fait tout cela s’imbrique en même temps, le « résultat » qu’est le mode infini médiat n’est pas chronologique mais seulement logique. » Source : Spinoza et nous.
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-> Second point de divergence, la conception même du conatus. La persévérance dans l’être, au sens de conservation radicale chez Spinoza, celle-ci diffère de la réalisation de Soi. Naess entend par Soi l’ensemble des êtres vivants, puis par extension l’ensemble de la biosphère. Outre le fait que chez Spinoza la différence entre l’artificiel et le naturel, le vivant et le non-vivant, ne fassent pas sens, le conatus, persévérance dans l’être au sens d’une recherche de toujours plus de puissance en acte, celui-ci permet, s’actualise à travers le développement technique, la prédation, la captation.
-> Troisième point, la notion d’identification (avec les autres, les non-humains ou les choses singulières) pose un problème d’ordre conceptuel. Chez Spinoza, il y a une essence de l’homme. C’est en ce sens que rien n’est plus utile à un homme que la communauté des hommes raisonnables. Soit là où se partage le plus de notions communes, et où peut donc se former le plus d’idées adéquates sur lois de la Nature. C’est-à-dire sur les causes qui nous déterminent à agir. Notons ici qu’avant d’atteindre le 3ème genre, notre connaissance de la Nature ne nous conduit qu’à la connaissance de nous-mêmes en tant que mode (modification), la connaissance de notre place dans la Nature, de nos rapports, et non à la connaissance de la Nature en elle-même à travers les choses singulières.
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Complément sur les notions communes :
« Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans le tout et dans la partie, ne se peut concevoir que d’une façon adéquate. (…) Il suit de là qu’il y a un certain nombre d’idées ou notions communes à tous les hommes. Car tous les corps se ressemblent en certaines choses, lesquelles doivent être aperçues par tous d’une façon adéquate, c’est-à-dire claire et distincte. » Spinoza, Ethique II, proposition 38« Ce qui est commun au corps humain et à quelques corps extérieurs par lesquels le corps humain est ordinairement modifié, et ce qui est également dans chacune de leurs parties et dans leur ensemble, l’âme humaine en a une idée adéquate. (…) Il suit de là que l’âme est propre à percevoir d’une manière adéquate un plus grand nombre de choses, suivant que son corps a plus de points communs avec les corps extérieurs. » Spinoza, Ethique II, proposition 39
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Conclusion de Pierre Zaoui, Arne Naess nous propose une conception trop optimiste de l’unité-pluralité et des joies de et dans la nature. Or chez Spinoza, la nature, entendue cette fois au sens le plus proche de la biosphère de Naess, celle-ci est oppressive, le lieu de la mortalité et de la servitude native, d’où l’obligation faite à l’homme, au nom de son conatus, de développer des techniques d’émancipation et de transformation en contradiction avec les objectifs de préservation. Au final, l’écosophie de Naess ne peut assurer le passage d’une éthique à une politique. Cette réalisation de Soi dans la nature n’est pas possible, si Spinoza a raison.
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Spinoza pour penser l’écologie de ce point de vue, non. Soit. Face à cette proposition, opposons quelques intuitions. Des intuitions, c’est-à-dire quelques rencontres. La figure végétale, une occasion de penser l’écologie, Spinoza, une occasion de penser la figure végétale ?
L’Ethique pour chacun, une lecture partielle et singulière de laquelle se dégage un climat, un complexe d’affinités. Alors voici la petite histoire d’un lecteur idiot qui remonte les images, expérimente le climat de l’Éthique comme celui d’un grand corps végétal et recherche des correspondances. Si l’Ethique n’est pas un manuel de botanique, un regard plus végétal sur le conatus pourrait-il nous permettre de penser une certaine formule écologique, après et à partir de Spinoza ?
Le conatus, l’effort vers un gain de puissance indéfini. Reconnaissons qu’il est assez tentant de rapprocher cette formule d’un toujours plus de l’ubris qui semble caractériser les sociétés occidentales modernes. Le conatus, ou en quelque sorte la formule de la démesure spinoziste. Captation, usages et transformation indéfinies de la nature afin d’émancipation, le manque de sobriété s’inscrit au cœur même du système du philosophe.
Je capture et gagne en puissance donc je pollue. Il flotte à l’endroit de cette proposition comme une vraie difficulté de notre mode de penser. Pour l’exprimer, sans doute est-il utile de revenir à l’énoncé suivant : parler d’écologie, c’est parler de l’homme, un animal biologique et politique. Or si nous demeurons relativement vigilent vis-à-vis de nos diverses projections anthropocentriques dans la nature, notre résidu de zoocentrisme semble quant à lui incompressible. Nous pensons, et nous représentons le monde, sur un mode essentiellement animal. Cette prédominance du paradigme zoologique révèle notre difficulté à penser l’altérité radicale, par exemple celle d’un mode d’existence tel que le végétal, c’est à dire une manière autre de gérer le temps et de capter l’énergie. A l’animal transcendant, le végétal immanent nous dit Francis Hallé, à l’animal la parole, au végétal l’écrit, pour Francis Ponge.
« Nous sommes face à une altérité totale. Et c’est précisément ce qui me touche tant. Ces plantes, si fondamentalement différentes, forment des poches de résistance à la volonté de contrôle de l’homme. Moi, ça me rassure, ça me permet de respirer (…). » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Quel(s) drôle(s) de rapport(s) entre le mode d’existence végétal et la pensée de Spinoza ?
Des correspondances et des interférences. L’expérience d’une musique aux vitesses et lenteurs communes, le commun restant ici un point flottant. Une attraction sans mot, quand bien même se questionnent derrière les notions d’individu et de frontière, le type de composition – appropriation, marquage et pollution – d’avec le dehors qu’implique une certaine immobilité.
Les végétaux, ces grandes surfaces d’inscription parcourue d’intensités multiples, ces grands corps décentralisés sans organes vitaux, qui opèrent par différence de potentiel (hydrique, chimique, etc.) et dont la croissance indéfinie n’épuise pas leur environnement. Notre intuition donc, pour penser l’écologie avec et après Spinoza, serait donc d’imaginer les effets d’un conatus hybride de type végétal, voire plus loin, d’une communauté humaine fonctionnant, à une certaine échelle, à l’image d’un méta-organisme végétal. Quelques pistes à développer.
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Piste n°1 : un conatus végétal
« Ils [les arbres] ne sont qu’une volonté d’expression. Ils n’ont rien de caché pour eux-mêmes, ils ne peuvent garder aucune idée secrète, ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction […], ils ne s’occupent qu’à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire. »Francis Ponge
Penser l’écologie avec et après Spinoza, ce serait tout d’abord s’intéresser à quelque chose de l’ordre d’un conatus végétal. Une certaine figure de la maîtrise de sa propre maîtrise. Le mode d’existence végétal, celui d’une croissance indéfinie (conatus) qui s’il transforme son environnement, ne l’épuise pas (sobriété). La plante synthétise et intègre quand l’animal capte et dissipe.
Une croissance indéfinie … (comment fait-on mourir un arbre ? on le cercle de fer) …
« Le plus vieil arbre que l’on ait identifié pour l’instant, le houx royal de Tasmanie, a 43 000 ans. Sa graine initiale aurait germé au Pléistocène, au moment de la coexistence entre Neandertal et l’homme moderne. Le premier arbre sorti de la graine est mort depuis longtemps, mais la plante, elle, ne meurt pas, plusieurs centaines de troncs se succèdent sur 1 200 mètres. » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Je pense que ces deux règnes [i.e. végétal et animal] se déploient dans des domaines différents. L’animal gère très bien l’utilisation de l’espace. Il est constamment en train de bouger. Le réflexe de fuite ou la pulsion de fuite dont vous parliez en témoigne. Les pulsions qui l’amènent à se nourrir ou à se reproduire correspondent toujours à des questions de gestion de l’espace. Leur adversaire, en l’occurrence la plante, n’a aucune gestion de l’espace, puisqu’elle est fixe. Mais par contre, elle a une croissance indéfinie, une longévité indéfinie, et est virtuellement immortelle ; ce qu’elle gère donc c’est le temps. » Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
… qui transforme son environnementsans l’épuiser
Art de la sélection et du recyclage, joyeuse chimie végétale des antidotes et des poisons qui transforme, sans l’épuiser, son environnement. A partir des éléments présents, azote et eau notamment, la plante co-produit son sol et son climat. Lorsque Deleuze parle d’éthologie à propos de l’Ethique de Spinoza, cette science qui étudie le comportement animal en milieu naturel, notre hypothèse est justement que l’on pourrait tout aussi bien parler l’éco-éthologie végétale.
« (…) L’Ethique de Spinoza n’a rien à voir avec une morale, il la conçoit comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition des vitesses et des lenteurs, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté sur ce plan d’immanence (…) L’éthologie, c’est d’abord l’étude des rapports de vitesse et de lenteur, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté qui caractérisent chaque chose. Pour chaque chose, ces rapports et ces pouvoirs ont une amplitude, des seuils (minimum et maximum), des variations ou transformations propres. Et ils sélectionnent dans le monde ou la Nature ce qui correspond à la chose, c’est-à-dire ce qui affecte ou est affecté par la chose, ce qui meut ou est mû par la chose. (…) » Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« L’animal est mobile, la plante pas, et c’est un sacré changement de paradigme : les végétaux ont dû développer une astuce largement supérieure à la nôtre. Ils sont devenus des virtuoses de la biochimie. Pour communiquer. Pour se défendre. Prenons le haricot : quand il est attaqué par des pucerons, il émet des molécules volatiles destinées à un autre être vivant, un prédateur de pucerons. Voilà un insecticide parfait ! Pour se protéger des gazelles, un acacia, lui, change la composition chimique de ses feuilles en quelques secondes et les rend incroyablement astringentes. Plus fort encore, il émet des molécules d’éthylène pour prévenir ses voisins des attaques de gazelles. Enfin, des chercheurs de l’Institut national de recherche d’Amazonie (INPA) viennent de montrer que les molécules volatiles, émises par les arbres tropicaux, servent en fait de germes pour la condensation de la vapeur d’eau sous forme de gouttes de pluie. Autrement dit, les arbres sont capables de déclencher une pluie au-dessus d’eux parce qu’ils en ont besoin ! » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
« Toute machine, avec une entrée d’énergie, produit des déchets. Les thermodynamiciens, les physiciens l’ont démontré. Mais où passent les excréments des arbres ? On a dit que c’était peut-être l’oxygène, ou les feuilles mortes. Or il semblerait que ce soit le tronc, et plus précisément la lignine, qui constitue l’essentiel du bois. Il s’agit d’un produit très toxique que l’arbre dépose sur des cellules qui sont en train de mourir et qui vont se transformer en vaisseaux – ceux-là mêmes qui vont permettre la montée de l’eau dans le tronc. On peut donc dire que l’arbre repose sur la colonne de ses excréments : cette lignine qui donne aux plantes leur caractère érigé, qui leur permet de lutter contre la pesanteur et de s’élever au-dessus des végétations concurrentes. C’est très astucieux. Et c’est bien dans le style des plantes de tirer parti de façon positive de quelque chose de négatif. On dit souvent que l’arbre vient du sol. Mais en réalité, il est né d’un stock de polluants, puisqu’il est constitué à 40 % de molécules à base de carbone (le reste est de l’eau). L’arbre a cherché le carbone dans l’air, l’a épuré et transformé en bois. Alors, couper un arbre, c’est comme détruire une usine d’épuration. » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
AMOUR n’est rien qu’il ne croisse à l’extrême : Croître est sa loi ; il meurt d’être le même, Et meurt en qui ne meure point d’amour. Vivant de soif toujours inassouvie, Arbre dans l’âme aux racines de chair Qui vit de vivre au plus vif de la vie Il vit de tout, du doux et de l’amer Et du cruel, encor mieux que du tendre. Grand Arbre Amour, qui ne cesse d’étendre Dans ma faiblesse une étrange vigueur, Mille moments que se garde le cœur Te sont feuillage et flèches de lumière ! Mais cependant qu’au soleil du bonheur Dans l’or du jour s’épanouit ta joie, Ta même soif, qui gagne en profondeur,
Puise dans l’ombre, à la source des pleurs …
Piste n°2 : la communauté ou le méta-organisme végétal
A travers la figure végétale, nous avons accès à un certain type de conatus : la recherche d’un utile propre et d’un développement de puissance qui n’épuise pas son environnement. Par ailleurs, le paradigme végétal doit également nous permettre de poser un regard sur le faire communauté, c’est à dire l’art de composer ou d’associer les puissances.
« (…) Enfin, l’éthologie étudie les compositions de rapports ou de pouvoirs entre choses différentes. C’est encore un aspect distinct des précédents. Car, précédemment, il s’agissait seulement de savoir comment une chose considérée peut décomposer d’autres choses, en leur donnant un rapport conforme à l’un des siens, ou au contraire comment elle risque d’être décomposée par d’autres choses. Mais, maintenant, il s’agit de savoir si des rapports (et lesquels ?) peuvent se composer directement pour former un nouveau rapport plus « étendu », ou si des pouvoirs peuvent se composer directement pour constituer un pouvoir, une puissance plus « intense ». Il ne s’agit plus des utilisations ou des captures, mais des sociabilités et communautés (…) Comment des individus se composent-ils pour former un individu supérieur, à l’infini ? Comment un être peut-il en prendre un autre dans son monde, mais en en conservant ou respectant les rapports et le monde propres ? Et à cet égard, par exemple, quels sont les différents types de sociabilité ? Quelle est la différence entre la société des hommes et la communauté des êtres raisonnables ?… Il ne s’agit plus d’un rapport de point à contrepoint, ou de sélection d’un monde, mais d’une symphonie de la Nature, d’une constitution d’un monde de plus en plus large et intense. Dans quelle mesure et comment composer les puissances, les vitesses et les lenteurs ? » Gilles Deleuze in « Spinoza, Philosophie pratique ».
« Comprendre l’arbre suppose d’opérer une révolution intellectuelle. C’est un être à la fois unique et pluriel. L’homme possède un seul génome, stable. Chez l’arbre, on trouve de fortes différences génétiques selon les branches : chacune peut avoir son propre génome, ce qui conforte l’idée que l’arbre n’est pas un individu mais une colonie, un peu comme un récif de corail. » Francis Hallé in « Les arbres peuvent-être immortels et ça fait peur »
Un arbre c’est déjà une association de puissance. Rappelons que pour Spinoza, une chose, un corps est toujours le résultat d’un agencement singulier de parties. Une société, un livre, un son, tous sont des corps et relèvent comme tel d’une certaine composition de rapports de vitesses et de lenteurs entre les parties qui le composent.
L’arbre est une société de cellules très fluide (décentralisation, indépendance, redondance, totipotence, variabilité du génome, etc.) Une organisation coloniaire qui compose des puissances entre des parties très autonomes, chacune déployant son conatus, ce qui permet à l’ensemble une croissance indéfinie, la division ou reproduction asexuée. C’est ainsi que pour l’arbre, toute mort ne vient que du dehors.
« (…) qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui être spinoziste ? Il n’y a pas de réponse universelle. Mais je me sens, je me sens vraiment spinoziste, en 1980 – alors je peux répondre à la question, uniquement pour mon compte : qu’est-ce que ça veut dire pour moi me sentir spinoziste ? Et bien ça veut dire être prêt à admirer, à signer si je le pouvais, la phrase : la mort vient toujours du dehors. La mort vient toujours de dehors, c’est-à-dire la mort n’est pas un processus. » Source : La voix de Gilles Deleuze en ligne
« L’idée ici, en évoquant que les colonies sont virtuellement immortelles, signifie qu’il n’y a pas de sénescence. Il existe, bien sûr, au niveau de l’individu constitutif, une sénescence – par exemple l’abeille a une durée de vie assez courte – mais cette sénescence n’apparaît plus au niveau de la colonie elle-même. Si aucun événement extérieur massivement pathogène ne vient détruire la colonie, elle continuera à vivre indéfiniment : aucune raison biologique interne ne la fait acheminer vers la mort. Il en va ainsi de l’arbre : s’il se met à faire trop froid, il meurt, mais cela ne correspond pas à une sénescence interne. Tant que les conditions resteront bonnes, la vie va durer ; c’est en ce sens que j’emploie l’expression d’une potentielle ou virtuelle immortalité. » Francis Hallé in « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine »
Art de la composition des rapports et de la colonisation des milieux, le végétal est un être structurellement greffable, un être dont l’existence même consisterait à étendre l’espace possible des greffes infinies.
Des greffes, des symbioses et des imitations : la couille du diable, est-ce une plante ou une fourmilière, le corail, un animal aux formes de développement végétal, les transcodages qui s’opèrent dans la reproduction sexuée entre les plantes à fleur et les insectes. A une certaine échelle, fourmilière, essaim, ces groupes animaux optent pour des stratégies d’organisation qui nous apparaissent comme calquées sur le modèle du végétal fluide.
Du paradigme végétal, une certaine manière de tisser dans la nature la toile des relations qui porte son existence, de ses captures résulte des expressions, grille de lecture de formes itératives caractéristiques : coraux de l’architecture des humeurs, toile de l’internet ou des hyper-réseaux urbains, etc.
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Constatons donc à la suite Francis Hallé l’inspiration zoocentré de nos pensées : individu, volume, mobilité, pulsion de fuite, consommation et dissipation des forces, concurrence exclusive, etc. Conséquences, et avant même de penser toute politique, il nous est déja comme impensable d’imaginer le déploiement d’une puissance qui n’épuise pas son environnement, qui ne soit pas exclusive dans son occupation de l’espace, etc.
Or à l’aide du paradigme végétal, tout du moins de la lecture ou de l’image que nous pouvons nous en faire, il nous est pourtant possible d’avancer l’idée d’une maîtrise de notre propre maîtrise, de penser avec et après Spinoza une écologie des frontières mobiles et de l’autonomie.
Celle-ci implique une modification de notre utile propre, afin d’en conserver l’accès (un conatus qui n’épuise pas son environnement), mais également de continuer à gagner en autonomie dans la Nature, en composant de nouvelles organisations émancipatrices (associations de puissances fluides et décentralisées et modèle de la greffe).
L’arbre est une configuration d’interactions, dynamiques et singulières, appropriée aux conditions de vie de la forêt, la forêt est une association d’arbres dont les interactions produisent leurs propres niches écologiques, la forêt. Étrangeté, curiosité, altérité, les principes d’attention au monde et d’expérimentation sont vraissemblablement porteurs de plus de puissance que ses cousins de la responsabilité et autre précaution.
« (…) le problème de la crise environnementale a pour origine le fait que les êtres humains n’ont pas encore pris conscience du potentiel qu’ils ont de vivre des expériences variées dans et de la nature » Arne Næss
Séminaire, les horizons de l’écologie politique.
Réseau des correspondances. Pierre Zaoui …
Un spinozismemélancolique.
L’eau coule, circule entre tous les plans.
Une contrainte pensée devient puissance.
Ou trouver de la joie dans le renforcement des forces écologiques ?
L’émergence d’un tournant écologique, net, non orchestré, non idéologique. Un tournant qui emporte avec lui le politique.
Le sol de la politique, du local au global, se transforme, est travaillé par cette nouvelle nécessité : répondre aux enjeux écologiques.
Des questions …
Peut-on faire pivoter ce sol pour qu’il devienne un horizon, une visée ? Si oui, est-il encore souhaitable de penser la politique en termes d’horizon, d’idéologie ?
Par ailleurs, afin de constituer un tel horizon, une nouvelle forme de subjectivation politique, peut-on partir des menaces relevées par l’écologie scientifique (destructions des habitats, dégradations et modifications irréversibles affectant nos conditions de vie présentes et futures) ?
Comment au coeur de l’annonce de ces catastrophes faire émerger un nouveau principe d’espérance politique ? Peut-on sortir de l’heuristique de la peur pour promouvoir un gai savoir écologique ? (c.f. TRE Spinoza, mieux vaut gouverner par l’espérance que par la crainte).
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Transformer l’annonce des catastrophes en principe d’espérance
Quelques exemples historiques …
L’exode des Hébreux transformé/intégré par Moïse dans une nouvelle foi (c.f. TRE Spinoza). Un nouveau sol, le désert, sa transformation en une nouvelle espérance, l’horizon de la Loi.
La démocratie grecque, processus de transformation de la révolte de la plèbe, une construction sur le sol d’une guerre civile au sein de la Cité.
Le Christianisme, une transformation du texte de l’apocalypse, de la fin de l’empire romain et de l’état juif. L’articulation de la catastrophe annoncée et des décompositions en cours vers la constitution d’un message d’amour, l’annonce d’une bonne nouvelle (un sauveur).
Le tremblement de terre de Lisbonne, la saisie de la contingence et de la vulnérabilité de l’espèce humaine et leur transformation à travers la création de l’idée de progrès. La promesse d’un avenir fait de savoir, de paix et de fraternité (idée de perfectibilité de l’espèce humaine).
L’horizon communiste révolutionnaire qui pousse sur le terreau des catastrophes issues de la révolution industrielle, l’importante dégradation des conditions de vie conséquence de l’accumulation primitive (premier stade de développement du système capitalisme). De cela nait la promesse, l’horizon d’une société sans classe faite d’hommes désaliénés, hommes totaux libérés de la contrainte, du pouvoir, etc.
Une nouvelle bonne nouvelle ?
Un processus commun à l’œuvre : (se) saisir d’une catastrophe particulière, la transformer en une nouvelle espérance.
Une double problèmatique avec les catastrophes écologiques : celles-ci sont hyperboliques (disparition tendancielle de l’espèce humaine) et leur lecture n’est pas directement, n’est pas immédiatement donnée en tant que position politique. L’écologie politique regroupe des forces diverses et opposées.
Des problèmes et des promesses. Comment une autre politique (une nouvelle bonne nouvelle) est-elle possible dans ce cadre ?
Un gai savoir écologique, l’ivresse du convalescent, les puissances de libération dans la débâcle, où trouver de la joie (augmentation de ses capacités à affecter et être affecté, c.f. Spinoza) dans le renforcement des forces écologiques ?
6 nouvelles bonnes nouvelles ?
Après-vous le déluge ?
Il s’agirait d’inverser le principe de responsabilité proposée par Jonas. Jonas développe une responsabilité tournée vers l’avenir, pouvoir léguer aux générations à venir un monde encore vivable. Son option politique, faire de la loi une obligation de transmission (c.f. le Talmud).
Le problème de la position de Jonas ? Au final quelle différence entre culpabilité et responsabilité ? Il y a identité entre une responsabilité hyperbolique et une culpabilité infinie dans la mesure où celle-ci porte sur l’indéfinité des générations à venir.
Or le but de l’écologie politique n’est pas de prendre en charge cette nouvelle responsabilité, au contraire, il s’agit de nous en libérer au présent de l’action politique. A condition de sortir des horizons religieux et redonner du sens à la politique, précisément au sens de l’action collective, la politique peut agir positivement sur les menaces actuelles.
L’écologie politique visant à transmuer l’action individuelle en un horizon de l’action collective, son objectif est justement de faire sortir l’individu du poids de la responsabilité/culpabilité individuelle.
Les problèmes écologiques ne se règleront pas à travers la prise de conscience individuelle de chacun, contrairement aux modèles du christianisme ou du marxisme, mais par des accords collectifs ici et maintenant.
Il s’agit de ne surtout pas produire de la morale à partir de l’écologie scientifique. De ne pas fliquer les conduites individuelles, promouvoir le contrôle social et une écologie totalitaire.
La formulation d’un après-vous le déluge souligne ainsi la nécessité de sortir l’individu de la culpabilité. Celui-ci aura participé, se sera assumé pleinement comme actant politique.
Première bonne nouvelle : on n’a pas à se sentir coupable.
Une prise en compte effective du multiple ?
Le concept de multitude prend (enfin ?) un sens effectif avec l’écologie politique.
Le concept de multiplicité, la distribution sur un espace lisse d’éléments radicalement hétérogènes et sans identité (unité) préalable. Ici le un est produit par le multiple et non l’inverse.
Le concept de peuple, par exemple chez Machiavel, un ensemble homogène dans ses humeurs. Idem chez Marx, Lacan, voire même chez Deleuze avec son devenir imperceptible.
L’écologie politique, en tant qu’elle se fait d’une conjonction singulière de positions antagonistes, sans rapport et sans origine commune, travaille dans et avec le concept de multiplicité.
L’écologie politique, c’est un certain rapport à la science, la croyance dans la sphère technico-scientifique, son consensus climatique par exemple, et simultanément, une critique des effets de la sphère technico-scientifique sur la biosphère.
L’écologie politique réunit des multiplicités, sans position initiale requise, articule des positions. Elle part d’une multiplicité des pratiques sans promettre de synthèse finale. Elle est radicalement non programmatique, propose des rapports ouverts et contingents avec le dehors sur la base d’une réunion de singularités qui s’articulent pour agir, sans outils pensés à l’avance pour ce faire.
Seconde bonne nouvelle : un respect des singularités.
Une promesse d’abondance ?
La question de la frugalité. Dans nos sociétés de l’accumulation, c’est le productivisme qui produit le sentiment de rareté. Il s’agit donc de faire passer l’organisation économique au second plan, précisément parce qu’il n’y a pas de bonne organisation économique. L’économie se doit d’être soumise à un principe d’abondance en se débarrassant de la rareté.
Troisième bonne nouvelle : il n’y a pas de bonne organisation économique à rechercher.
Un nouveau cosmopolitisme ?
Quelques grandes formes de cosmopolitismes dans l’histoire. Celui des stoïciens, Épictète et la notion de citoyen du monde sous la condition de l’existence de l’empire romain. Suivent le cosmopolitisme des lumières, de l’internationalisme socialiste, du communisme et du tiers-mondisme. Les cosmopolitismes économiques, celui de la première mondialisation entre la fin du XIXème et le début XXème, aujourd’hui, celui de la seconde mondialisation.
L’écologie politique transforme le cosmopolitisme en faisant de cet horizon un sol. La terre espace clos, l’actualisation du « nous sommes embarqués » de Pascal. Soit un rêve qui peut se passer d’horizon, un rêve dans et sur le réel.
- Le rêve d’un cosmopolitisme expert. Un individu expert (partiel) de son environnement et qui témoigne pour tous et devant tous des modifications de son environnement.
- Le rêve d’un cosmopolitisme immobile. Des lenteurs dans les déplacements (c.f. Beckett, Kafka), un devenir végétal dans les stratégies d’occupation de l’espace.
- Le rêve d’un cosmopolitisme non-humain. Repenser une politique du lieu commun, l’ouvrir aux non-humains.
Quatrième bonne nouvelle : un rêve les deux pieds dans le réel.
Une nouvelle esthétique ?
Repenser l’art sous l’horizon écologique. Un nouveau sens et/ou rapport à la nature ? De nouvelles formes de représentation ou de non représentation (c.f. l’expérience des romantiques allemands).
Une esthétique du quotidien, un art brut, de nouvelles interactivités pour un nouveau spectateur.
Cinquième bonne nouvelle : de nouvelles formes de représentation à naître.
De nouvelles formes de conflictualité ?
Flottantes, transversales, à construire sur les ruines (recyclage) des anciennes formes de conflictualité (le syndicalisme, l’associatif, etc.)
Sixième bonne nouvelle : de nouvelles formes d’organisation à composer.
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Pour éviter une dérive religieuse à partir de ces différentes promesses, il est nécessaire de produire une philosophie.
Interférences nourricières et transversalités nécessaires. Fragments de Petites natures, une enquête publiée dans la revue Vacarme n°14 hiver 2001 réalisée par Rachel Easterman-Ulmann, avec Catherine Bonifassi, Frédérique Ildefonse et Jean-Philippe Renouard.
Pour répondre de manière irréfléchie, en sorte que « avoir à faire » me renvoie au plus proche, surgissent à la fois une image et un problème.
L’image, c’est celle de la végétation, prolifération et insistance végétale, puissance de persévérance intraitable, toujours recommencée, toujours prête à s’insinuer dans les moindres interstices de la matière la plus stérile. Cette image de la nature est moins celle de l’indemne et de l’innocence que celle d’une ténacité puissante et sourde, souterraine et toujours prête à réinvestir une surface où l’homme ne dépose que des vernis fragiles et des masses que leur pesanteur même finit par attirer et par enfouir au sein d’un terreau formidable qui les pulvérise, les digère et les restitue à une circulation de sèves et de fibres, à une poussée qui n’est rien d’autre que la poussée de la terre en elle-même, sur elle-même, comme une mastication et un dégorgement de soi.
C’est aussi l’ordre, l’espace-temps ou bien l’élément dans lequel se décompose le cadavre : se recomposent d’autres masses, d’autres organes… Cette nature n’est pas un ordre, ce n’est pas un règne ni une législation, c’est une puissance et un élan.
Mais en même temps, « nature » est un problème : le problème de son concept. D’une part ce dernier ne cesse d’occuper, dans le discours le plus courant — le plus « naturel » ! — une place difficile à éviter : comment ne pas dire que ceci ou cela est naturel, ou qu’il est « bien naturel de… », ou que quelqu’un(e) « manque de naturel », etc ?
Mais comment, aussitôt, pour peu qu’on réfléchisse, ne pas mettre en question ce qui est impliqué par là : l’idée de ce qui irait de soi et qui serait donné d’origine, l’idée de ce qui appartiendrait à l’essence propre d’une chose, alors précisément que nous savons à quel point l’« origine », l’ « essence » et la « propriété » sont des notions que les temps modernes ont soumises aux exigences les plus soupçonneuses. Il y a bien longtemps que nous savons combien l’or ou le diamant sont peu précieux par leur essence, combien le tigre est peu cruel de sa nature, ou combien il est malaisé de dire quelle est la propriété originelle qui constitue ce qu’on nomme, par exemple, « le Mozambique ». Il y a longtemps que nous savons combien sont fragiles, renversables, destructibles ou déconstructibles les oppositions telles que celle de l’art et de la nature, de l’histoire et de la nature, du divin et du naturel aussi bien que du naturel et de l’humain, ou de la nature et de la culture. Nous devrions savoir, précisément, que « nature » ne tient que pour autant que tient le jeu de ces oppositions.
Mais, très concrètement, les transformations de la planète, de la société et de nos consciences nous ont appris que s’il doit être question de « nature » en quelque façon (d’une terre, d’une socialité, d’une conduite plus « naturelle »), ce ne peut être que par les moyens de toujours plus de « technique », d’« art » et d’« histoire ».
2.Vous apparaît-il qu’existe quelque chose comme un ordre naturel ?
Non, d’abord, si l’on doit entendre par « ordre naturel » ce que l’on entend, de fait, par « nature » : un ordre selon lequel l’être procède de lui-même à partir de lui-même, c’est-à-dire s’engendre.
D’une part la génération est le modèle naturel par excellence : la conception, la naissance et la croissance, le développement, l’éclosion, la reproduction. Assurément, cet ordre existe : toute plante, tout animal nous l’expose. Mais il n’existe pas comme l’ordre d’un auto-engendrement absolu : précisément, l’origine de la vie n’est pas dans la vie, et la vie comme spontanéité, auto-production et auto-affection n’est pas un concept biologique strict. L’origine de la vie est dans la nature, ce qui d’une part n’est en rien auto-suffisant et d’autre part reporte vers l’origine de la nature, qui n’est donc pas dans la nature …
La dire en « Dieu », comme on l’a dit pendant quelques siècles, n’aura jamais été qu’une manière de cercle vicieux : « Dieu » fut le nom d’une auto-production manquant radicalement de son « auto », puisque Dieu était la puissance de la nature sans être la nature même. À cet égard, la « mort de Dieu » désigne bien la mort de … la vie comme auto-engendrement du monde et en elle se trouve pour nous la condition sine qua non d’une pensée de la « nature » et de la « vie ». Par exemple : penser la « nature » comme équilibre d’un ou de plusieurs écosystèmes et éthosystèmes suppose que nous définissions les mesures du dit « équilibre », ce qui certainement ne peut pas être fait par référence à une nature donnée, mais à une culture dont il nous incombe de penser la forme et l’enjeu.
Aujourd’hui rien n’est plus violemment clair que ceci : nous devons cultiver une nature qui ne nous est pas donnée, qui est toute à venir. C’est ce qui fait l’enjeu le plus général des questions de la justice (qu’est-ce qui est naturel ? la libre concurrence ? ou bien la dignité de tous ?) aussi bien que de celles de la technique (qu’est-ce qui est plus naturel ? de forger le fer, ou de synthétiser des molécules ?) et de l’éthique (qu’est-ce qui est naturel ? la mortalité infantile, ou le contrôle des naissances ?) : pour toutes ces questions, sans exception — et pour celles de la politique — on ne peut pas et on ne doit pas cesser de démonter et de déjouer les pièges redoutables qui sont tendus dans l’invocation de la « nature ».
Mais si on ne veut pas en rester aux approximations et aux ajustements circonstanciels, il nous faudra finir par repenser de fond en comble l’idée même de nature : cela veut dire, depuis la « création du monde » jusqu’à sa « fin ». Qu’est-ce qu’un monde qui sort de rien et par conséquent (re)tourne à rien ? Qui donc ne sort de nulle part et ne va nulle part ? Qu’est-ce donc qu’un monde qui d’abord est là et dont le sens n’est donné nulle part ailleurs qu’ici ? Voilà de vraies questions, et non des invocations de principes et de fins naturels ou surnaturels. Remarquez combien ce mot « surnaturel » évoque à la fois un ordre supérieur à la nature et une seconde nature ou une outre-nature ; on n’emploie plus guère ce mot : mais il a désigné longtemps l’ordre de la transcendance, ce qui veut dire qu’il a naturalisé la transcendance …
L’homme et sa technique appartient aussi à la nature. C’est elle qui rend possible l’hominisation, et qui rend ainsi possible mais problématique l’humanisation, et d’abord la technicisation — qui est aussi technicisation de la nature elle-même. Il faut revenir, encore, à considérer comment l’ordre « naturel » a été lui-même construit et distingué par une opération technique, qui est celle dont tout l’Occident procède.
Les dieux retirés on a produit l’idée ou la représentation de la « nature », c’est-à-dire d’un registre distinct de l’homme comme des dieux, auto-consistant, dont il s’est agi de déterminer la constitution (la structure ou l’essence ou… la nature !), par exemple en cherchant quel élément était fondamental, ou bien quelles relations mathématiques ordonnaient cette structure.
Ainsi on en est venu à des « lois de la nature ». Cette pensée de la nature comme ordre et comme substance ou substrat autonome va de pair avec la problématique de son auto-constitution.
3. Pouvez-vous donner des exemples, où l’utilisation de la nature comme argument vous a énervé ?
Nature ou surnature, ce sont les débats autour de l’avortement auxquels je pense tout de suite.
Je ne pense certainement pas que l’avortement soit, en lui-même, une pratique naturelle, ni même qu’il soit, en lui-même, souhaitable. Mais il m’est inconcevable qu’on puisse invoquer contre sa nécessité — dans des conditions claires, réfléchies et reconnues — l’autorité d’une nature ou d’une surnature : c’est un tel aveu d’impuissance à penser simultanément la condition des femmes, celle des enfants, celle des rapports de parenté et enfin la vérité même de ce qu’est un « sujet » que cet aveu involontaire laisse accablé : comment peut-on s’acharner à ce point dans la superstition du « (sur)naturel » ?
4.Y a-t-il des choses (inventions, pratiques sociales, technologies, discours) qui, parce qu’elles bousculeraient la nature, vous effraient ?
Non, dans cet ordre je ne peux pas être effrayé, mais perplexe, une inquiétude peut balancer mon intérêt — qu’il s’agisse de cyberespace ou de clonage, de parents homosexuels ou de semi-conducteurs.
Oui, le web est un espace chaotique, irresponsable, souvent naïf et inculte, grossier, etc. Oui, j’ai de la difficulté à penser que le partage des sexes, qui n’existe pas seulement comme configuration symbolique mais aussi biologique bien que les deux registres ne soient pas dissociables, ne soit pas à l’œuvre dans le devenir d’un enfant entre ou avec ses parents.
Mais l’essentiel pour moi serait qu’on en vienne en tous ces domaines à penser avant tout sous les axiomes combinés de la retenue devant toutes les formes de réflexes conditionnés et d’une remise en jeu constante de la question des fins : que veut-on ? Que peut-on vouloir ? N’y a-t-il qu’une humanité possible ? pensable ? qu’un monde ? Le monde a déjà connu tant de formes de vie, et tant de formes de mort, ou de parenté, ou de savoir…
Mon effroi est devant la possibilité que la « bousculade » tourne à la panique, non parce que la nature serait trop oubliée ou trop défoncée, mais parce que nous n’arriverions pas à nous défaire d’une fixation sur cette idée de nature, parce que nous ne serions pas à la hauteur de la dénaturation qui est notre fait, et peut-être notre définition, et dont la possibilité est inscrite dans la nature avec l’homme, comme une possibilité naturelle en somme. Nous n’arriverions pas à nous mesurer avec nous-mêmes comme avec ceux chez qui la nature aurait engouffré sa propre ruée démesurée, une ruée de néant aussi bien que de sève, et la décharge enfin de toute cette formidable ambivalence…Oui, la nature est terrifiante, aux prises avec cette panique qu’en fin de compte elle est. La rage de blâmer ou de louer est la faute majeure pour qui veut penser. Sommes-nous seulement capables de dire juste dans un état où nous n’avons pas de critère absolu et tout prêt pour une justesse ni pour une justice.
L’objet de la psychanalyse n’est pas l’observation de la nature humaine. Elle ne constitue pas non plus un corpus de connaissance sur les modes d’adaptation de l’humain corrélaires des variations naturelles. Ceci relève de la psychologie animale appliquée à l’humain. L’idée d’observer les manifestations de l’être parlant à l’état naturel reste hors de son champ. De même, elle renoncera à restaurer ou réparer un état naturel premier où règnerait une harmonie supposée entre l’homme et la nature.
L’expérience analytique se structure autour des effets de la parole et du langage sur les êtres parlants. Si la nature est muette comme les pierres, l’homme la fait parler grâce au pouvoir créateur de la langue. Un événement naturel n’est rien sans cette expérience du langage. Le ciel a longtemps été l’horizon vers lequel les hommes ont tourné leur regard. Dans les constellations, ils ont pu lire et déchiffrer les augures divins. C’était consacrer le pouvoir de la signification sur celui de la nature.
Avec la langue et l’écriture, la nature et ses phénomènes sont venus s’inscrire dans l’histoire humaine. La nomination l’emporte sur l’état naturel de la chose, qui est mise à distance. L’histoire de l’arche de Noé ne dit pas seulement qu’il s’agit de mettre à l’abri un exemplaire unique des espèces naturelles, elle est plutôt une interrogation sur le fondement de la génération, qui est fondée sur la nomination : elle illustre comment aucune nomination ne saurait s’engendrer elle-même. La génération part ainsi du zéro de fondement.
2.Vous apparaît-il qu’existe quelque chose comme un ordre naturel ?
Le modèle de l’ordre naturel par excellence se trouverait dans l’espèce animale dont la subsistance et la reproduction dépendent de l’instinct.
L’invention de l’inconscient a durablement modifié la conception d’un ordre naturel des instincts chez « l’animal » parlant. L’abord freudien de la pulsion en est responsable. Rien de plus éloigné de la pulsion que l’instinct. Leur économie ne se recouvre pas.
Tandis que dans le règne animal l’instinct est conçu comme une adaptation aux conditions naturelles, la pulsion pour l’être parlant introduit à une fiction qui relève de tout autre chose que de la pression d’un besoin. Elle est une fiction qui dénature l’idée d’une pure économie de la satisfaction. Ses manifestations sont constantes, à l’inverse d’une fonction biologique qui a, elle, un rythme. Ses manifestations vont au-delà des manifestations de conservation de la vie. Le lien entre la pulsion de mort et de vie inflitre toutes créations humaines et sociales. Elles engendrent autant de négatif que de positif, une série de contradictions dialectiques.
Dans le règne de l’être parlant, la pulsion participe tout entière du langage. L’objet de la pulsion est indifférent. Son investissement dépend des effets de la parole et du langage sur la structure de la satisfaction. Son but, lui-même lié à l’accomplissement de la satisfaction, passe par un montage dans les façons de l’atteindre. Ces dernières dérangent profondément le principe d’homéostase qui fonde l’harmonie entre l’homme et son milieu « naturel ». Si cette harmonie est identifiable à l’état naturel, force est de constater que la satisfaction passe par une perte au profit de la symbolisation qu’elle appelle dans l’artifice de son montage. Le cycle pulsionnel modifie les rapports de l’être parlant à la satisfaction, et ouvre une béance entre l’organe et la fonction.
L’expérience analytique met au jour les avatars de la pulsion liés à la façon dont le sujet se trouve devoir satisfaire à ses pulsions. Le symptôme apparaît comme un mode de satisfaction indirecte dont le sujet a dû se contenter jusqu’alors. La pulsion logée au cœur du symptôme nous éloigne de la pureté d’un ordre naturel pour privilégier le rapport du sujet à son désir ; elle ne suit aucune programmation naturelle.
3. Pouvez-vous donner des exemples, où l’utilisation de la nature comme argument vous a énervée ?
Pour moi, le rapport que les « verts » entretiennent à la nature est suspect. Que nous vaut le mot d’ordre « sus à la pollution » à l’heure où le discours de la science s’offre comme solution universelle ?
La lutte contre la pollution de la nature serait-elle identifiable aux droits de l’homme, comme le suggère la percée de l’écologie comme une nouvelle version politique ? Et ces derniers seraient-ils naturalisables ?
Dans les deux cas, il faudrait trouver une solution universelle : on réclame la réparation et on appelle à la protection de l’environnement. Derrière ces revendications légitimes, la nature, jadis louée comme le modèle distributeur des jouissances, puis déchantée par la révolution industrielle, voit son blason redoré dans un combat contre toutes atteintes faites à son ordre. Dans ce combat, il y a l’idée, mal dissimulée, d’un ordre universel en mesure d’offrir à tous et pour tous les mêmes sources et ressources de jouissance. Ce combat est louche. Une telle procédure d’universalisation engendre d’inévitables mesures de ségrégation. Un pas de plus et l’idéologie de la pureté de la race refait surface.
Il n’est guère plus rassurant de voir la biologie aux prises avec un discours qui n’a rien à envier à l’obscurantisme. La classification des êtres parlants à partir de la différence anatomique des sexes comme standard la cautionne.
Les découvertes plus récentes sur le génome humain attirent les vieux démons de la sélection naturelle. Là aussi, on veut croire que ce qui fait un homme ou une femme dépend entièrement du programme biologique.
De même, en dépit du démenti de scientifiques honnêtes, certaines affections psychiques sont mises sur le compte d’un déficit biologique quand elles ne sont pas ravalées au rang d’un déficit cognitif.
La psychanalyse n’identifie pas les êtres sexués en fonction de l’anatomie, mais elle verra plutôt dans la façon de se dire garçon ou fille, homme ou femme, ce qui détermine une position sexuée au regard de la façon d’habiter le langage.
4.Y a-t-il des choses (inventions, pratiques sociales, technologies, discours) qui, parce qu’elles bousculeraient la nature, vous effraient ?
Il y a, en effet, aujourd’hui des pratiques sociales, des technologies et des discours qui bousculent la nature. Les avancées du discours de la science y sont pour quelque chose. Doit-on s’en effrayer pour autant ? La réponse est délicate. Elle exige réserve et rigueur en raison de la fronde obscurantiste que les religions entretiennent plus ou moins ouvertement.
Les promesses d’un bien universalisable à l’échelle planétaire masquent mal la mondialisation galopante du capitalisme. La psychanalyse a déjà pris position : elle ne participe pas à l’ordre du bien dont se parent les causes « humanitaires ». On le lui reprochera assez. C’est pourtant cohérent avec la « cause » qu’elle abrite, car celle-ci n’offre aucune solution universelle.
Ses moyens ne sont ni ceux de la charité qui relève d’un pouvoir de jouissance sur le prochain, ni celui du discours de la science au service du maître moderne.
Pourtant, qui ne s’affolerait pas des applications futuristes de la génétique sur le génome humain et la nature ? Le discours qui soutient cette entreprise se présente comme la solution humanitaire susceptible de résorber la faim dans le monde.
En même temps, de grandes formes pharmaceutiques, un laboratoire mondialement connu comme « Monsanto » restent soucieux de leurs bénéfices en faisant valoir leurs produits et leurs inventions technologiques comme universellement planétarisables. Est-il besoin de démontrer comment la pauvreté dans le monde offre un terreau privilégié à une mise sous tutelle absolue ?
L’acidification naturelle d’un sol est le résultat d’une évolution très lente qui met en jeu divers processus.
* L’activité biologique qui produit de l’acidité :
→ libération d’acides organiques : la respiration microbienne et racinaire est source d’acide carbonique H2CO3, acide faible qui se forme à partir du CO2 rejetée ;
→ l’adsorption préférentielle de cations par les plantes qui implique un rejet de H+ pour équilibrer les charges ;
→ la nitrification qui libère 2 H+ par NO3- produit à partir du NH4+.
* La dissolution des roches et des sols qui produit à l’inverse de l’alcalinité par libération d’un excès de base (OH- ou CO32- par exemple). Ainsi, aussi longtemps qu’un minéral carbonaté comme la calcite est présent dans les sols, il consomme des ions H+ par dissolution : CaCO3 + H+ → Ca2+ + CO2 + OH- (décarbonatation).
* Le drainage des sols qui élimine, en fonction de l’excès des pluies sur l’évapotranspiration, plus ou moins de l’alcalinité ou de l’acidité des sols. A titre d’exemple la fraction nitrate NO3- est lessivable tandis que la fraction acide NH4+ ne l’est pas.
* La matière végétale étant concentrées en anions basiques, les divers prélèvements (coupe, récolte, pâture) participent à déséquilibrer les charges du milieu. Pendant la phase de croissance végétale, la plante rejette dans les sols une quantité importante de cation H+ afin d’équilibrer la charge des anions adsorbés. Ainsi quand la plante adsorbe des nitrates (NO3-) elle se doit d’adsorber dans le même temps un cation – K+, Ca2+ et Mg2+ étant nécessaire à son métabolisme, l’expulsion de H+ est privilégié – et/ou d’expulser un anion (HCO3 – ou OH-).
Au final, l’acidification d’un sol implique que les processus produisant de l’acidité soient supérieurs aux processus produisant de l’alcalinité. Sans intervention humaine, les facteurs déterminants, tous rétroagissant les uns sur les autres, sont donc : l’oxygénation des sols, la nature de la roche et du couvert végétal, le régime des précipitations et la qualité du drainage, naturel ou artificiel, des sols.
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L’équilibre acido-basique des sols
Le pH (potentiel hydrogène) d’un sol est définit par la concentration en ions H+ de sa phase liquide. Un sol est acide lorsque son pH est inferieur à 7, inversement basique quand il est supérieur.
L’équilibre acido-basique des sols, soit un pH fluctuant légèrement autour de 7, est un facteur très important pour l’ensemble de ses habitants. Pour le dire grossièrement, il faut une certaine acidité pour casser les molécules de sels minéraux et les rendre adsorbables par les plantes. Lors de leur capture, ceux-ci sont cependant remplacés par des ions hydrogène H+, le sol redevient acide et s’appauvrit. C’est là que calcaire et bases échangeables doivent être légèrement en excès pour « chasser » les ions H+ des colloïdes du sol et redevenir ainsi disponibles à la plante. Un tel processus répété dans le temps tend néanmoins à épuiser les réserves en « chasseurs » de H+ et altérer les conditions de croissances.
Comme le reste de l’économie moderne, l’agriculture est ainsi passée d’une activité à rendement décroissant (appauvrissement naturel en minéraux du sol) à une activité à rendement au minimum constant (dopage des sols par apports exogènes d’engrais minéraux).
Une plante d’appartement en pot épuise donc petit à petit son sol : acidification, épuisement des réserves de neutralisation, acidification supérieur au seuil de tolérance, ralentissement de l’activité biologique, diminution de la décomposition des matières organiques, toxicité et appauvrissement accéléré. Un champ mis en culture de façon intensive intensifie ces mêmes effets. Dans les deux cas il s’agit d’écosystèmes fragmentés, artificiellement maintenus à un stade d’évolution par des apports exogènes (eau, engrais et autres dopages sélectifs). Sans intervention extérieure, le devenir de la plante en pot isolée est la mort, celui du champ agricole, la forêt.
Le stade forestier correspond à une économie d’énergie globale dans l’écosystème par une accumulation d’information qui permet comme est permise par : → la différenciation d’individus à la fertilité réduite et à la durée de vie allongée ; → le développement de systèmes d’interactions complexes permettant en autre un meilleur recyclage des matières comme de tamponner les attaques de ravageurs.
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Image et remontage …
Appauvrissement des sols, l’image de la plante isolée en pot nous renverrait peut-être utilement à l’individualisme atomiste de notre époque, le bain du moi-dieu des puritains modernes de Roger Scruton. J’isole et comme je m’isole, j’ai un besoin croissant en apports extérieurs pour tenir cette position : entertainment, médication et sub-croyances diverses, esthétique performative du détricotage, etc.
L’image du champ agricole, à certain culte de la performance : je pousse très vite et je reste jeune. D’où la valorisation certaine de la vitesse, un encouragement de fait au dopage et un usage croissant de la silicone.
Ceci étant dit avec toutes les limites du genre, des images entre les genres et des montages. Suivons ici une ligne spinoziste. Si l’homme n’est pas un empire dans un empire, ce que peut son corps n’en n’est pas moins tout à fait singulier. En d’autres termes son utile propre lui appartient, même à être ignorant des causes qui le déterminent à agir.
La figure du corps végétale nous permet néanmoins de saisir quelques notions communes. Nous ne sommes pas les seuls à adopter certaines stratégies de développement afin de persévérer dans notre être : un certain mode de colonisation des sols, une certaine vitesse de développement, une certaine stratégie de reproduction, une certaine gestion de l’énergie et certain type d’accumulation de l’information.
On pourrait donc imager peut-être utilement les « conditions de culture » de nos sociétés modernes comme étant productrices de petits fragments de forêts d’hommes en pot.
Si l’accumulation d’information collective commence à produire ses effets au niveau des économies d’énergie globales dans la sociosphère, l’aspect relationnel et symbiote demeure quant à lui relativement sous-développé. Différentiation, à chacun son capital relationnel en tant qu’avantage compétitif dans une stratégie de survie individuelle. Mais les droits de propriété qui en découlent freinent d’autant le recyclage des idées circulantes, créant ces barrières à fragmentation qui font que les idées des uns ne deviennent que trop peu la matière première de celles des autres.
Tout ceci étant dit beaucoup trop rapidement, on en reviendrait plus généralement ici à la compréhension nécessaire de cette écologie des idées chère à Gregory Bateson.
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« (…) ce que je veux dire [i.e. par écologie de l’esprit], plus ou moins, c’est le genre de choses qui se passent dans la tête de quelqu’un, dans son comportement et dans ses interactions avec d’autres personnes lorsqu’il escalade ou descend une montagne, lorsqu’il tombe malade ou qu’il va mieux. Toutes ces choses s’entremêlent et forment un réseau […] On y trouve à la base le principe d’une interdépendance des idées qui agissent les unes sur les autres, qui vivent et qui meurent (…) nous arrivons ainsi à l’image d’une sorte d’enchevêtrement complexe, vivant, fait de luttes et d’entraides, exactement comme sur n’importe quelle montagne avec les arbres, les différentes plantes et les animaux qui y vivent – et qui forment, en fait, une écologie »
« La monstrueuse pathologie atomiste que l’on rencontre aux niveaux individuel, familial, national et international – la pathologie du mode de pensée erroné dans lequel nous vivons tous – ne pourra être corrigée, en fin de compte, que par l’extraordinaire découverte des relations qui font la beauté de la nature. » « Autrefois c’est élaboré une hiérarchie de taxa, individu, ligné, sous-espèce, espèce, etc., en tant qu’unité de survie. A présent nous envisageons une autre hiérarchie d’unité : gènes dans l’organisme, organisme dans l’environnement, écosystème… Ainsi l’écologie au sens le plus large du terme devient l’étude de l’interaction et de la survie des idées et des programmes, (qui sont des différences, des ensembles de différences…) dans des circuits. »
« Nos idées sont immanentes dans un réseau de voies causales dont les limites ne coïncident ni avec celles du corps, ni avec celles de ce qu’on appelle communément soi ou conscience. » « Le système écomental appelé lac Erié est une partie de votre système écomental plus vaste, et que, si ce lac devient malade, sa maladie sera inoculée au système plus vaste de votre pensée et de votre expérience. »
« Il ya une écologie des mauvaises idées, tout comme il y a une écologie des mauvaises herbes, le propre du système étant que l’erreur se propage d’elle-même. » « Le système de la pensée consciente véhicule des informations sur la nature de l’homme et de son environnement. Ces informations sont déformées ou sélectionnées et nous ignorons la façon dont se produisent ces transformations. Comme ce système est couplé avec le système mental coévolutif plus vaste, il peut se produire un fâcheux déséquilibre entre les deux (…) les erreurs se reproduisent à chaque fois que la chaîne causales altérée (par la réalisation d’un but conscient) est une partie de la structure de circuit, vaste ou petit, d’un système (…) ainsi, si l’utilisation de DDT en venait à tuer les chiens par exemple, il y aurait dès lors lieu d’augmenter le nombre de policier pour faire faire face à la recrudescence des cambriolages. En réponse ces même cambrioleurs s’armeraient mieux et deviendraient plus malin, etc. »
Gregory Bateson, Steps to an ecology of mind, éd. du Seuil, volume 1 et 2.
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A la suite de ces quelques citations, relevons un point important : l’altération des chaines causale naturelles par nos buts conscients dont les exemples débordent la rubrique Terre des différents journaux.
Prenons le cas de la mise en jachère nue. Une telle pratique culturale permet de diminuer les pertes en eau dues à l’évapotranspiration végétale, mais ne permet pas à contrario de structurer correctement les sols. D’où des risques d’érosion et de lessivage de ses éléments fertiles, ceux-ci n’étant certes plus consommés, mais pas plus mobilisés par la plante.
La pratique la jachère nue ne se justifie donc pleinement que dans les lieux où la ressource en eau vient à manquer gravement. Ce qui est le cas aux USA par exemple, la nappe d’Ogallala alimentant l’agriculture du Dakota du Sud Texas se vidant actuellement 8 fois plus vite qu’elle ne se remplit.
Cet illustration des effets de la jachère nue aurait pour but de faire comprendre que l’intervention humaine n’est réellement efficace, voire justifiée, qu’en cas de trouble grave. En effet, laisser opérer l’ingénierie naturelle en ce qui concerne la recolonisation des sols nus est une solution bien plus équilibrée : installation spontanée de plante adaptées aux conditions biotiques du milieu, par exemple économes en eau, structuration du sol et mobilisation des nutriments au niveau de la rhizosphère. Seulement arrivé à un certain niveau de stress hydrique, cette solution n’est plus envisageable.
C’est ainsi que plus les troubles sont graves, et plus l’intervention humaine est nécessaire, et plus les déséquilibrent vont croissants du fait de nouvelles altérations des chaines causale naturelles. Croissant jusqu’au point où l’intervention humaine n’est tout bonnement plus possible, cas de la déprise agricole en cours sur les terres qu’alimentaient en eau la nappe d’Ogallala.
But conscient créateur → Altération d’une chaîne causale du tissu naturel → But conscient correcteur → Nouvelle altération d’une chaine causale → Nouveau but conscient correcteur → Nouvelle altération d’une chaine causale→ etc., etc. → Jusqu’à impossibilité d’intervenir et désertion en sortie de boucle.
L’écologie est ce moment de notre histoire où nous prenons conscience, non seulement d’être pris dans cette boucle, mais également de l’aspect « one way exit » de celle-ci.
Avant de se figer dans une politique ou autres idéologies, l’écologie c’est avant tout le nécessaire passage de nos pensées d’un terreau à un autre. Une nouvelle vision des tissus du système monde, de laquelle découle une pensée de l’incertitude de ses réponses à nos actions. Si cette vision est essaimée, incorporée par une éducation essentiellement non-prescriptive, interactive, expérimentatrice et pluridisciplinaire, qui trace des relations inévidentes plus que des lois, alors sans doute sera-t-elle l’occasion de diversifier profondément nos modes d’existence. Il est alors à parier que le terme d’écologie disparaitra de lui-même pour se fondre dans celui de vie.
Le but de l’écologie, c’est de sortir de l’écologie.
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Pouvoir tampon
Retour à nos moutons acides …
Le potentiel de neutralisation des fluctuations acido-basiques est appelé pouvoir tampon du sol. A titre d’exemple la dureté de l’eau, sa concentration en CaCO3, est un facteur de réduction de l’acidité.
Le pouvoir tampon est plus généralement fonction de la somme des bases échangeables présentes dans le sol, c’est-à-dire de la somme des cations basiques (Ca2+, Mg2+, K+ et Na+) susceptibles d’être fixés sur les sites négatifs du sol.
Les charges négatives (anion) sont capables de retenir les charges positives (cations). Autrement dit, le contrôle de l’acidité du sol s’effectue à partir de la charge électrique de ses différents constituants. Autour des complexes complexe argilo-humique électronégatifs se forme ainsi un nuage de charge positives constitué par les ions hydrogène (H+ ou H3O+ en solution), les cations basiques (Ca2+, Mg2+, K+, Na+, Fe3+ ou Fe2+, Al3+) ou encore de l’ammonium (NH4+). Or les cations sont classés en deux catégories échangeables. Les cations sans effet sur le pH (Ca2+, Mg2+, K+, Na+) et les cations spécifiques de l’acidité d’échange (Al3+ et H+).
Un sol acide est alors un sol où les ions H+ et Al3+ occupent une majorité des sites négatifs du sol, en chassant pour ainsi dire les autres cations. Il y a donc diminution du taux de saturation en bases qui correspond donc au pourcentage des sites électronégatifs du sol (CEC) occupé par les ions Ca2+, Mg2+, K+, Na+.
En conditions acides, l’acidification se traduit donc par l’augmentation de l’acidité d’échange (Al3+ et H+) et la dissolution de minéraux. Les conséquences en sont des déséquilibres nutritifs pour les êtres vivants et la détérioration de la structure des sols.
En conditions alcalines, cas des sols sur roches calcaires, l’acidification entraîne la dissolution des particules calcaire CaCO3. Il y a donc une diminution de la réserve d’alcalinité totale du sol sans baisse de pH. C’est pourquoi il est nécessaire de renouveler régulièrement les réserves alcalines des sols qui tendent à s’acidifier (amendement calcique des terres agricoles ou chaulage).
La dissolution de la roche calcaire étant un processus long, la variation naturelle du pH d’un sol est donc limitée à court terme par la capacité de ses différents constituants à piéger ou libérer les ions H+. On peut distinguer trois types de constituants porteurs de charge dans le sol : → la matière organique dont la charge négative augmente avec le pH (charge variable) ; → les oxydes de fer ou d’aluminium dont la charge est variable selon le pH (charge positive jusqu’à pH 7 ou 8, charge négative au delà de pH 8 ou 9) ; → les argiles dont une partie de la charge négative est indépendante du pH (charge permanente).
Du dosage respectif de ces trois constituants et du pH initial dépend principalement la charge variable du sol, donc sa dépendance comme sa capacité à réguler son pH.
Le pH final étant lui-même déterminé par le pH initial, la charge variable négative du sol lui étant corrélée positivement, on devine ici la présence d’un effet de seuil avec irréversibilité possible du processus d’acidification.
Résumons-nous. Les principales conséquences du processus d’acidification sont :
→ En sol non calcaire, une diminution de la capacité d’échange cationique (CEC). Autrement dit la quantité de cations retenus ou le nombre de sites négatifs dans la matrice du sol diminue, les cations non fixés deviennent alors lessivables.
La fertilité du sol est réduite, des éléments comme le phosphore, le potassium et le magnésium devenant de moins en moins disponibles à la plante à partir d’un certain niveau d’acidification. Plus le pH est faible, plus les ions H+ et Al3+ se fixent sur les sites échangeables, et plus le risque de toxicité est également important. L’acidité augmente en effet la solubilisation de certains minéraux pouvant être à l’origine de toxicités pour la vie du sol (Al, Cu et Mn) si le pH descend trop bas (<5,5). Par ailleurs la diminution des concentrations en ions Ca2+ participe à dégrader la structure physique du sol.
Au final, on assiste à une diminution globale de l’activité biologique du sol.
→ En sol calcaire, le tamponnage de l’acidification entraine une décalcification des sols et la production de CO2.
C’est ainsi que la lecture du pH d’un sol nous donne des informations sur les éléments nutritifs disponibles et les risques de toxicité.