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Eduquer au vivant

Qu’est-ce que le vivant ? A quoi le reconnaît-on ? Venant de Mars, comment identifier ce qui est vivant entre un caillou et un crabe, un robot, un cristal et un homme…

Le vivant ?

Si Jacques Monod et Gregory Bateson convoquent tout deux cette « parabole du martien » pour tenter de répondre à l’interrogation, leurs conclusions divergent sensiblement. Pour le premier nommé le vivant se caractérise par un mécanisme de conservation, sourd et quantitatif, opérant sur les taux différentiels de reproduction des mutations génétiques hasardeuses.

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« Selon la théorie moderne, la notion de révélation s’applique au développement épigénétique, mais non, bien entendu, à l’émergence évolutive qui, grâce précisément au fait qu’elle prend sa source dans l’imprévisible essentiel est créatrice de nouveautés absolues … Mais là où Bergson voyait la preuve la plus manifeste que le principe de la vie est l’évolution elle même, la biologie moderne reconnaît, au contraire, que toutes les propriétés des être vivants reposent sur un mécanisme fondamental de conservation moléculaire. Pour la théorie moderne l’évolution n’est nullement une propriété des êtres vivants puisqu’elle a sa racine dans les imperfections mêmes du mécanisme conservateur qui, lui, constitue bien leur unique privilège. Il faut donc dire que la même source de perturbations, de bruit qui, dans un système non vivant, c’est à dire non réplicatif, abolirait peu à peu toute structure est à l’origine de l’évolution dans la biosphère, et rend compte de sa totale liberté créatrice, grâce à ce conservatoire du hasard, sourd au bruit autant qu’à la musique, la structure réplicative de l’ADN »

Jacques Monod, le hasard et la nécessité,
essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, page 130, Ed. Seuil.

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Pour Gregory Bateson, il s’agit de pouvoir reconnaître la vie par identification avec le vivant. Il s’agit là d’une approche qualitative et esthétique, par la reconnaissance de son organisation rythmique.

http://www.dailymotion.com/video/xa4y4m Gregory Bateson, qu’est-ce que le vivant ?

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Du qu’est-ce que le vivant pour un martien au qu’est-ce que le vivant pour un enfant… 

C’est à cette dernière question que tente de répondre Sandrine Guillaumin, professeur des écoles et lauréate du prix La main à la pâte 2008 (prix visant à valoriser l’apprentissage des sciences à l’école primaire) pour ses travaux consacrés à la question du vivant en maternelle.
Comment aborder le monde du vivant en maternelle ? Les concepts du vivant et de l’inerte faisant appel à l’abstraction, le professeur a donc choisi de travailler à partir du monde végétal. Les notes et graphiques suivants sont extraits du mémoire de Sandrine Guillaumin, ainsi que de l’émission que lui consacrait Canal Académie en 2008 (fichier son lié) .

« […] j’ai mis en place un protocole permettant d’aider les enfants à entrer dans le monde du vivant. Pour ce faire, j’ai tenu à suivre les grandes étapes d’une réelle démarche scientifique, même si je m’adressais à  des élèves de maternelle. Ces derniers ont été placés au cœur de leurs  apprentissages en leur permettant d’être actifs par la manipulation, l’observation, et la verbalisation. Quant à l’enseignant, il doit rebondir sur les conceptions initiales des élèves et jouer un véritable rôle de tuteur en conduisant les enfants  à s’éveiller à la curiosité et en leur  permettant de réaliser un premier pas vers l’abstraction. »

Sandrine Guillaumin.

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L’objectif des séquences en classe est de repérer et nommer ce qu’on observe, de prendre conscience de la diversité du monde vivant, d’identifier quelques unes des caractéristiques communes aux végétaux, animaux et à l’enfant lui-même, comme d’observer les caractéristiques du vivant (naître, grandir se reproduire, mourir).

programme

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Francis Hallé, sur les conséquences de la mobilité :

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Pour passer du concret à l’abstrait avec ses deux classes de petite et de moyennes sections, Sandrine Guillaumin a procédé en trois phases :

1. La phase d’observation et d’exploration qui consiste à éveiller la curiosité des élèves et à attiser leur désir de chercher une réponse au problème posé.
Sandrine Guillaumin a ainsi demandé à ses jeunes élèves de classer les photos d’objets, d’animaux, et de végétaux (peluche, fleur, chat, soleil, etc.) dans deux boîtes : vivant / pas vivant.
Résultats : seuls quatre élèves dépassent la barre des 60 % de bonnes réponses et seulement deux approchent les 70 %. Par ailleurs, les objets comme l’aspirateur et la voiture, inertes mais mobiles, sont considérés comme vivants par au moins la moitié des élèves. Enfin, aucun élève n’a conscience qu’une fleur, un arbre, une carotte ou une graine sont vivants.

education au vivant

2. Une fois la phase d’observation terminée, la deuxième étape consiste en la représentation mentale. L’enseignant encourage ses élèves à argumenter leurs réponses, à écouter les idées d’autrui. Un élève capable d’exprimer, de décrire sa pensée et qui en a conscience, a en effet déjà fait un premier pas vers l’abstraction.
Sandrine Guillaumin a donc pris l’expérience des semis et a posé la question suivante a ses élèves : « Comment faire pour savoir si une graine est vivante ? ».
Les réponses ont été les suivantes : « Il faut la mettre dans le jardin », « Il faut la mettre dans la terre ». Après avoir laissé germer les graines de haricots et de lentilles, petite et moyenne sections ont décrit avec leurs propres mots, ce qu’ils avaient observés : « J’ai vu les petites graines se transformer en plante », « J’ai vu du vert sortir de la terre », « Les feuilles sont devenues de plus en plus grosses », « Ma plante elle grandit et elle penche », « Ma graine elle a poussé comme les plantes de ma maman », « J’ai vu des fils verts et des fils blancs ».

3. Nous arrivons de ce fait à la troisième phase, l’abstraction : l’enfant a atteint ce niveau s’il est capable de transférer les informations nouvellement acquises dans un autre contexte. Ces informations constituent alors de véritables connaissances.
À l’issu de ses séances, l’exercice de classement des photos est réalisé de nouveau. Cette fois-ci, plus de la moitié des élèves, aussi bien en petite section qu’en moyenne section, considère que les graines et les carottes sont vivantes ; un résultat satisfaisant puisqu’en quelques séances, l’enseignant a réussi à faire évoluer les représentations de ses jeunes élèves, et cela, par le biais de l’expérience.
Cet exercice qui peut sembler anodin au premier abord est en réalité très constructif. Lors d’un stage précédent en classe de CM1, Sandrine Guillaumin avait réalisé la même expérience des photos à classer : les espèces végétales étaient alors supposées non vivantes par environ la moitié des élèves. De nombreuses confusions étaient présentes dans l’esprit de certains.

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Moyenne section

Eduquer au vivant  dans Bateson image003

Education au vivant

Petite section

Education au vivant

Education au vivant

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Hasard et nécessité

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« Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité » Démocrite

« Le code (génétique) n’a pas de sens à moins d’être traduit […] La machine à traduire de la cellule moderne comporte environ 150 constituants macromoléculaires qui sont eux-mêmes codés dans l’ADN : le code ne peut-être traduit que par des produits de traduction. Quand et comment cette boucle s’est elle refermée sur elle-même ? » Jacques Monod [1]

Les moteurs de l’évolution : le hasard et nécessité

     Toute réflexion sur l’écologie et les milieux humains ne peut faire l’économie d’un détour, même succinct, sur les thèmes du hasard et de la nécessité, de l’ordre et du désordre. D’un côté nous reconnaissons que la vie est caractérisée par l’ordre : le métabolisme des cellules nécessitant la coordination d’une multitude de réactions chimiques (ordre fonctionnel) et le code génétique déterminant l’arrangement, la spécialisation des molécules (ordre architectural). De l’autre côté, le second principe de la thermodynamique affirme que l’état d’évolution le plus probable de tout système isolé est l’état d’équilibre désordonné (entropie). Ici et là, nous pouvons constater que la vie comprend à la fois des structures régulières (les biorythmes du métabolisme) et des structures chaotiques (processus neurologiques).

A notre niveau, la question n’est pas de chercher à définir le hasard ou la nécessité, bien plus de proposer un regard sur quelques relations et articulations possibles entre ces deux « concepts » : hasard et nécessité, hasard ou nécessité, nécessité du hasard, le hasard en tant que nécessité inconscience ou inconnaissable etc. etc.…

En effet, le « hasard », entendu au sens de contingence (croisement entre deux chaînes causales indépendantes pour Cournot, i.e. la tuile qui tombe du toit sur la tête du passant[2]), reste malgré tout compatible avec la vision d’un univers déterministe. A titre d’exemple, citons le concept implicite de contingence locale chez Spinoza, sans lequel il n’y aurait pas de parties 4 et 5 à l’Ethique. Celui-ci pourrait se résumer comme suit : il n’est pas nécessaire que j’existe, mais si j’existe je serais déterminé par l’ordre des causes et des effets. Plus généralement, lorsqu’il est question de l’existence humaine, à l’enchaînement causal ne s’oppose pas l’arbitraire mais les thèmes de la liberté et de la responsabilité. Enfin, hasard et prévisibilité ne s’entre-excluent pas. Comme le confirme la statistique (loi des grands nombres), un dé lancé au hasard tombera en moyenne autant de fois sur chacune de ses faces.

Hasard >> nécessité

     Pour un Darwiniste classique, la sélection naturelle est avant tout le fruit de mutations génétiques qui apparaissent au hasard et desquelles la nécessité sélectionne et conserve les caractères les plus adaptés à la survie de l’espèce. Ce mécanisme repose donc presque exclusivement sur le hasard des forces, ne résumant la nécessité qu’à la seule survie. Ce faisant il met de côté l’ensemble des techniques dites parfois « imaginatives » d’un sujet vivant (coévolution, conservation de la diversité génétique, lutte contre les prédateurs, communication, connotations d’activités au sens d’Uexküll…). Le rôle du hasard dans l’apparition de la vie est donc ici très important, le choix étant purement aléatoire comme le dira Jacques Monod : « […] l’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard […] Nous n’avons, à l’heure actuelle, pas le droit d’affirmer, ni celui de nier que la vie soit apparue une seule fois sur terre, et que, par conséquent, avant qu’elle ne fut, ses chances d’être étaient quasiment nulles. Cette idée […] heurte notre tendance humaine à croire que toute chose réelle dans l’univers actuel était nécessaire, et de tout temps ».

Jacques Monod tente là de répondre à la question suivante : comment dans un monde de nécessité (les lois de la physique), concevoir que certaines coalitions de particules en soient venues à constituer des êtres vivants. En effet, l’apparition de la vie sur terre ne peut être déduites des seules lois de la physique, celles-ci ne traduisant aucune capacité que l’on pourrait attribuer à la matière de s’organiser. « Mais il se fait que, sur la Terre, un événement d’une très haute improbabilité a eu lieu. La singularité de cet événement est précisément d’avoir fait exister un nouveau type de nécessité, se dessinant sur fond de hasard : des mutations aléatoires affectent « ce qui » se reproduit, et les différences entre les taux de reproduction de ces divers « ce qui » entraînent nécessairement l’histoire sélective, seule « raison » tant de l’organisation d’un vivant individuel que de l’histoire des vivants.[3] »

Comprendre la vie à l’aide des seules lois de la physique revient donc à s’initier au calcul des probabilités. C’est précisément la probabilité de reproduction qui constitue la question nouvelle posée par le vivant : « […] à partir de là, on peut concevoir comment, dans la trame universelle des interactions, des êtres peuvent donner l’impression qu’ils poursuivent leurs propres fins, une fin dont la seule raison est de survivre et de se reproduire à travers un processus de sélection.[4] » Dans un tel modèle le hasard est créateur, la nécessité, exprimée sous forme de déterminisme génétique, le moteur sélectif de l’histoire.

Hasard et nécessité

     La théorie de l’évolution des « systèmes auto-organisés critiques » peut nous aider à voir plus clair dans le type de relation [et], duale et complémentaire. Imaginons un instant l’ensemble des espèces sous la forme d’un immense tas de sable. Ce dernier serait soumis à deux « forces », deux dynamiques opposées. D’un côté l’attraction de grains de sable nouveaux venant consolider la structure d’ensemble du tas, de l’autre, l’effondrement qui en emporte de grosses parties. Tandis que s’ajoutent les grains de sable la structure se tient, c’est la nécessité, cependant il peut se produire des avalanches, c’est le hasard. Cette hypothèse retient donc que :

  • s’il n’y avait pas de hasard, le tas de sable ne s’effondrerait jamais et continuerait à croître vers l’inconnue ;

  • s’il n’y avait pas des grains de sable qui toujours viennent s’ajouter, le tas de sable ne recommencerait continuellement à se restructurer, cela malgré les avalanches ;

Dans un tel modèle, une perturbation mineure suffit donc à transformer à grande échelle, autrement dit rien n’est indifférent. Ici hasard et nécessité fonctionnent donc dans une relation dialectique, la nécessité créant en quelque sorte ce que le hasard défait. Hasard et nécessité manifesteraient donc la dualité de la vie, si le hasard est un frein, la nécessité serait un accélérateur. Deux exemples de techniques « imaginatives » sont proposés ici pour illustrer ce que pourrait être cette relation duale : celui de la guêpe et de l’orchidée, celui de l’acacia et du kudu.

La guêpe et l’orchidée

Hasard et nécessité dans -> CAPTURE de CODES : image0011

      Malgré leur caractère souvent hermaphrodite et le rôle joué par le vent dans le transport du pollen, la fécondation des plantes nécessite la participation d’autres individus, principalement afin de brassage et de conservation de la diversité génétique. Pour ce faire, les orchidées sont capables d’imiter (leurre visuel et odeur) la guêpe femelle afin d’utiliser le mâle pour assurer le transport et la diffusion du pollen.

Ainsi pendant que le mâle tente de copuler avec le leurre de la fleur, celle-ci lui accole le pollen qu’il ira déposer sur le leurre d’une prochaine orchidée. L’orchidée-marteau est encore plus spécifique dans son approche. En effet, celle-ci a dû répondre à un problème très particulier: la guêpe mâle utilisée pour le transport du pollen ne fait qu’atterrir sur la guêpe femelle pour repartir immédiatement copuler en vol. Impossible à résoudre ? Pas vraiment. Afin d’accoler son pollen, le végétal a inventé le mécanisme de marteau et d’enclume suivant : le leurre de la femelle est présenté au bout d’un bras élastique. Quand le mâle tente d’enlever le leurre, le bras élastique combiné aux efforts de la guêpe mâle font que celui-ci se met à décrire des cercles qui le font se frapper sur une « enclume ». Enclume où se trouve le pollen qui vient s’accrocher à la guêpe, mais aussi un organe femelle de la plante lui permettant de se féconder avec le pollen qui se trouve déjà accroché à la guêpe.

L’acacia et le koudou image002 dans -> PERSPECTIVES TRANSVERSES

     Les acacias d’Afrique du Sud, lorsqu’ils sont broutés par une antilope du genre Koudou, émettent un signal sous la forme d’éthylène. Ce signal volatil entraîne, chez les arbres voisins (même s’ils n’ont pas été eux-mêmes attaqués), l’accumulation de tanins particulièrement astringents, repoussant ainsi les antilopes. Ce poison est la solution de survie inventée par l’acacia et adoptée par tous.La coévolution plantes-agents biologiques sur des millions d’années a ainsi entraîné la multiplication de langages chimiques, qui permettent aux partenaires d’échanger et de créer des relations de symbiose, synergie, d’alliances mutuelles…

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Hasard ou effort d’imagination dans ces coévolutions ? Exceptions ou règle générale ? Ici il semble toujours y avoir une nécessité, toujours des grains de sable qui s’ajoutent pour poursuivre l’évolution. Le rôle du hasard devient alors de transformer par « déconstruction ». Dans le cas des orchidées, le hasard les a forcés à se réorganiser afin d’assurer leur reproduction (necessité).

Hasard << nécessité

« Avec la généralisation de la thermodynamique, on arrive à comprendre que la vie est la règle dans certaines conditions et que le dualisme de la nécessité et du hasard est dépassé.[5] »

     Jusqu’à présent, il semblait y avoir incompatibilité entre le principe d’entropie et l’apparition de la vie ordonnée. Or de récentes recherches nous montre au contraire que pour les systèmes vivants, ce serait bien le principe d’entropie qui rendrait possible les processus d’autostructuration. Selon Prigogine, les structures biologiques sont des états spécifiques de non-équilibre. Elles exigent une dissipation constante d’énergie et de matière, d’où leur nom de structures dissipatives : « c’est par une succession d’instabilités que la vie est apparue. C’est la nécessité, c’est-à-dire la constitution physicochimique du système et les contraintes que le milieu lui impose, qui détermine le seuil d’instabilité du système. Et c’est le hasard qui décide quelle fluctuation sera amplifiée après que le système a atteint ce seuil et vers quelle structure, quel type de fonctionnement il se dirige parmi tous ceux que rendent possibles les contraintes imposées par le milieu. »

Le rôle du hasard dans l’apparition de la vie est donc ici très restreint : il se réduit à un choix contraint entre diverses possibilités.

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Conclusion et perspective : la nécessité nietzschéenne d’affirmer le hasard

      Hasard et Nécessité, ce qu’ils sont exactement dépend sans doute du point d’observation. Une perspective différentes du même ? Car peut-être le hasard pourrait s’expliquer si on avait les moyens de percevoir l’ensemble de ce qui se passe (vision systémique de l’enchaînement des causes ou vision dionysiaque nietzschéenne). Mais ce n’est pas le cas, du fait de notre conscience limitée, de l’insoutenabilité d’une telle vision. Contingence locale spinoziste (il n’est pas nécessaire que j’existe), nécessité immanente et raison suffisante de Leibnitz, volonté divine unique de Newton, attardons-nous un instant sur l’approche « esthétique » du hasard chez Nietzsche.

     « La philosophie de Nietzsche se veut notamment une métamorphose de l’idée de hasard. Elle précise en effet que la création n’est ni un absolu ni un mouvement téléologique. Et, sous sa forme positive, elle précise le caractère imprévisible, aventureux, de la morale à venir. » [6] Pour Nietzche, la nécessité est précisément d’affirmer le hasard. Le vrai joueur fait du hasard un objet d’affirmation : il affirme les fragments, les membres du hasard. De cette affirmation naît le nombre nécessaire, qui ramène le coup de dés.  On devine ici le jeu « sélectif » de l’éternel retour nietzschéen : « revenir est précisément l’être du devenir, l’un du multiple, la nécessité du hasard »[7]. Autrement dit, l’affirmation est l’interprétation active du chaos par l’homme, affirmation nécessaire qui lui permet d’assumer l’idée, de se préparer à la vision d’un monde en tant que totalité ouverte ou règne toujours l’indétermination, le hasard. L’affirmation ou « amor fati », c’est l’amour de la nécessité, mais ce qui est nécessaire, c’est le hasard lui-même, l’indétermination pénétrant tout.

     « Un peu de raison, il est vrai, une semence de sagesse dispersée d’étoile en étoile – ce levain est mêlé à toutes les choses : au nom de la folie, de la sagesse est mêlée à toute chose ! Un peu de sagesse est bien possible, mais je trouvai cette bienheureuse certitude en toute chose : qu’elles prétendent encore danser sur les pieds du hasard. »[8] Il s’agit d’affirmer à la fois la prééminence du hasard (la danse), et le fait que l’homme ne sait affirmer le hasard que par les voies d’un contrôle majoritairement rationaliste, repos des forces et schéma nécessaire à l’esprit humain : « un peu de sagesse est bien possible », cependant que « tout comprendre, ce serait supprimer tous les rapports de perspective, ce serait ne rien comprendre, méconnaître l’essence du connaître. »[9]

Point de vue autrement exprimé par Lorenz : « lorsqu’on pense que la mathématique est la seule source légitime de tout savoir, on doit logiquement fonder toute sa connaissance sur elle, autrement dit mener sa recherche sans utiliser les autres fonctions cognitives que l’homme a développé au cours de sa phylogénèse pour s’adapter à son environnement. »[10] Le hasard c’est ici l’indétermination affirmée du monde, la danse des forces ; la nécessité, le repos de celles-ci qui se laissent tomber un moment dans les filets de notre rationalité.

      Pour donner un sens à notre existence, oublier que notre vie elle-même pourrait n’être que contingente et continuer à penser que l’homme est dans la nature comme « un empire dans un empire », il est parfois bien utile d’exclure le hasard de notre champ de réflexion. Ce qui revient au final à exclure méthodologiquement toute indépendance des causes, comme le souligne la définition du destin chez les stoïciens : « le destin, c’est la solidarité des causes[11] ». Mais nous rejoindrons ici Nietzche bien volontiers, car le fait et l’existence du hasard reste encore à trouver. En tant que ce dernier est non directement accessible à la pensée humaine, il est l’objet d’une expérimentation, d’une perspective propre. Enfin peut-être et surtout l’objet d’une conviction (scientifique, philosophique), si l’on imagine que l’évolution d’un système dynamique n’est peut-être jamais donnée à l’avance.

Alors l’homme objet nécessaire de l’univers ou grand solitaire apparu au hasard ? On le voit, de ce « choix » dépend l’analyse que nous pourrons faire de la nature même de la responsabilité de l’espèce humaine dans l’altération des milieux biologiques.



[1] Jacques Monod, « Le hasard et la nécessité », édition du Seuil 1970.[2] Le hasard est ici la rencontre d’une série causale « sociologique » – la présence du passant – et d’une série causale « météorologique » – le vent, la pluie – rencontre qu’on ne peut justifier de quelque façon que ce soit.

[3] D’après source Encyclopédia Universalis 2004.

[4] D’après source Encyclopédia Universalis 2004.

[5] Ilya Prigogine (1917 – 2003) : physicien et chimiste belge d’origine russe. Prix Nobel de Chimie en 1977, il est surtout connu pour sa présentation sur les structures dissipatives et l’auto-organisation des systèmes.

[6] Georges Morel, Nietzsche III : création et métamorphoses, p103, Aubier-Montaigne, Paris, 1971.

[7] D’après « Nietzsche » par Gilles Deleuze, PUF, 1965

[8] Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, III, « Avant le lever du soleil », p182, Au sans pareil, Paris, 1983.

[9] Nietzsche, La volonté de puissance II, p175, Gallimard, 1995, Paris.

[10] Konrad Lorenz « les fondements de l’éthologie » 1978, Flammarion.

[11] Définition d’après Gilles Deleuze.

L’évolution de Monod : le hasard créateur et répliqué

Le Hasard et la Nécessité

      Dans son livre référence « le hasard et la nécessité »[1], Jacques Monod (1910-1976), Prix Nobel et pionnier de la biologie moléculaire,  montre que si l’homme ne résulte d’aucun projet divin, si son évolution tient du hasard et non d’un projet préétabli, rien ne l’autorise pour autant à sombrer dans un matérialisme pessimiste.

« […] d’une source de bruit la sélection a pu, à elle seule, tirer toutes les musiques de la biosphère […] Le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution […] Cette notion est aussi, de toutes celles de toutes les sciences, la plus destructive de tout anthropocentrisme, la plus inacceptable intuitivement pour les êtres intensément téléonomiques que nous sommes »

Hasard essentiel, hasard fonctionnel

     Plaçant ainsi le hasard au cœur de l’évolution créative, Monod se doit de préciser sa définition du hasard. Dans ce qu’il nous est permis d’appeler les jeux du hasard, comme la roulette, l’incertitude est purement opérationnelle, mais non essentielle. Et « il en est de même […] pour la théorie de nombreux phénomènes où on emploie la notion de hasard et le calcul des probabilités pour des raisons purement méthodologiques. 

Cependant dans d’autres situations, la notion de hasard prend une signification essentielle et non plus simplement opérationnelle. Dans ce cas Monod prend l’exemple des « coïncidences absolues », en reprenant la définition suivante de Cournot « […] c’est-à-dire qui résultent de l’intersection de deux chaînes causales totalement indépendantes l’une de l’autre. »

Tel est le cas de la rencontre accidentelle du marteau du plombier Dubois, glissant de la toiture qu’il répare, et dont la trajectoire (déterministe) vient fracasser le crâne du docteur Dupont venant visiter un patient. Le hasard doit donc être ici considéré comme essentiel, inhérent à l’indépendance totale des deux séries d’événements dont la rencontre produit l’accident.

« Or entre les évènements qui peuvent provoquer ou permette une erreur dans la réplication message génétique et ses conséquences fonctionnelles, il y a également indépendance totale. L’effet fonctionnel dépend de la structure, du rôle actuel de la protéine modifiée, des interactions qu’elle assure, des réactions qu’elle catalyse. Toutes choses qui n’ont rien à voir avec l’événement mutationnel lui-même, comme avec ses causes immédiates ou lointaines, et quelle que soit d’ailleurs la nature, déterministe ou non, de ces causes. »

Résonnances avec Bergson

     Bergson voyait dans l’évolution l’expression d’une force créatrice, absolue en ce sens qu’il ne la supposait pas tendue à une autre fin que la création en elle-même et pour elle-même : « Bergson, en artiste et poète qu’il était, très bien informé par ailleurs des sciences naturelles de son temps, ne pouvait manquer d’être sensible à l’éblouissante richesse de la biosphère, à la variété prodigieuse des formes et des comportements qui s’y déploient, et qui paraissent témoigner presque directement d’une prodigalité créatrice inépuisable, libre de toute contrainte. »

Mais là ou  Bergson voyait la preuve la plus manifeste que le « principe de la vie » est l’évolution elle-même, la biologie moderne reconnaît, au contraire, que toutes les propriétés des êtres vivants reposent sur un mécanisme fondamental de conservation moléculaire.

Redéfinir la place de la nécessité dans l’évolution

     « Pour la théorie moderne, l’évolution n’est nullement une propriété des êtres vivants puisqu’elle a sa racine dans les imperfections mêmes du mécanisme conservateur qui, lui, constitue bien leur unique privilège. Il faut donc dire que la même source de perturbations, de « bruit » qui, dans un système non vivant, c’est-à-dire non réplicatif, abolirait peu à peu toute structure, est à l’origine de l’évolution dans la biosphère, et rend compte, de sa totale liberté créatrice, grâce à ce conservatoire du hasard, sourd au bruit autant qu’à la musique : la structure réplicative de l’ADN. »

Ainsi les événements qui ouvrent la voie de l’évolution aux systèmes intensément conservateurs que sont les êtres vivants macroscopiques sont : microscopiques, fortuits et « sans relation aucune avec les effets qu’ils peuvent entraîner dans le fonctionnement téléonomique[2]. »

Une fois inscrit dans la structure de l’ADN, l’accident singulier va donc être mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit, c’est-à-dire à la fois multiplié et transposé à des millions ou milliards d’exemplaires. Ainsi : « tiré du  règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité, des certitudes les plus implacables. » Car c’est à l’échelle macroscopique, celle de l’organisme, qu’opère la sélection. En effet, grâce à la perfection conservatrice de l’appareil réplicatif, toute mutation, considérée individuellement (au niveau de la cellule, d’un organisme), est un événement très rare. Par contre à l’échelle des populations (milliards de cellules), la mutation n’est nullement un phénomène d’exception : c’est la règle.

« La sélection opère donc sur les produits du hasard, et ne peut s’alimenter ailleurs ; mais elle opère dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni. C’est de ces exigences, et non du hasard, que l’évolution a tiré ses orientations généralement ascendantes, ses conquêtes successives, l’épanouissement ordonné dont elle semble donner l’image… […] le facteur décisif de la sélection n’est pas la lutte pour la vie, mais, au sein d’une espèce, le taux différentiel de reproduction. »

Cybernétique, adoption des mutations et sélection

     « Toute « nouveauté », sous forme d’une altération de la structure d’une protéine, sera avant tout testée pour sa compatibilité avec l’ensemble d’un système déjà lié par d’innombrables asservissements qui commandent l’exécution du projet de l’organisme. Les seules mutations acceptables sont donc celles qui, à tout le moins, ne réduisent pas la cohérence de l’appareil téléonomique, mais plutôt le renforcent encore dans l’orientation déjà adoptée ou, et sans doute bien plus rarement, l’enrichissent de possibilités nouvelles…[…] C’est l’appareil téléonomique, tel qu’il fonctionne lorsque s’exprime pour la première fois une mutation qui définit les conditions initiales essentielles de l’admission, temporaire ou définitive, ou du rejet de la tentative née du hasard. »

C’est donc la performance téléonomique, entendue comme l’expression globale des propriétés du réseau, des interactions constructives et régulatrices, qui est jugée par la sélection. Et c’est de ce fait que l’évolution elle-même parait « accomplir un projet, celui de prolonger et d’amplifier un rêve ancestral. »

Afin de compléter son approche, voir un plan détaillé exposant les concepts clés de l’ouvrage de Monod sur le blog suivant : http://www.u-blog.net/espeloufi/article/hasardneces

 



[1] Editions du Seuil, Paris, 1970.

[2] La téléonomie est l’étude des lois de la finalité. Un objet téléonomique est un objet doté d’un projet.

Synthèse d’étape

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      Depuis le démarrage de ce blog nous avons essayé de contribuer à ce que pourrait être un discours écologique « étendu », une méthode ou mode de pensée encore à constituer et diffuser, cela à partir des divers fragments de nos connaissances actuelles.

A ce stade il convient sans doute de synthétiser certaines des sélections que nous avons pu faire et qui constituent quelques unes des armes à la lutte nécessaire contre toute forme d’anthropocentrisme. Ce dernier, entendu comme la projection perpétuelle de la cosmologie humaine sur le vivant ou le non vivant, est sans doute le premier adversaire à abattre sur notre chemin.

Dans son article « du risque « naturel » à la catastrophe urbaine : Katrina« , François Mancebo, professeur des universités – aménagement-géographie, nous rappelle que : « l’environnement, loin d’une transcendance s’imposant d’elle-même, est construit culturellement par les sociétés. Il importe, en effet, de ne pas confondre les notions d’écosystèmes et d’environnement. Si les écosystèmes existent per se, avec leurs flux de matière, d’énergie et d’information plus ou moins régulés selon des lois biophysiques et biochimiques, l’environnement est la manifestation de la manière dont l’humanité négocie sa survie au sein de ces écosystèmes. L’Homme se fait une représentation des écosystèmes qu’il habite et la nomme « environnement » à partir des usages dont les ressources écosystémiques sont l’objet (prélèvements (utilisation de l’air, des eaux, des minéraux), apports (pollution), modifications de structure (habitat, transports)) (Mancebo F., 2006). Définir son environnement participe ainsi de la territorialisation de l’espace. En tant que tel, il s’agit d’un processus relationnel où groupes sociaux et personnes se confrontent ou s’associent pour l’usage, sinon le contrôle, des ressources. Pour cette raison, ce que les sociétés humaines perçoivent de leur environnement résulte d’un travail de négociation et d’interprétation du réel (Raffestin C., 1986). »

Avec Bateson, nous avons vu que l’homme ne pouvait avoir qu’une conscience partielle des phénomènes; une vison trop projective de la vie qu’il est possible de « corriger » : « mais, si l’art, comme je l’ai suggéré précédemment à une fonction positive, consistant à maintenir ce que j’ai appelé « sagesse », modifier, par exemple, une conception trop projective de la vie, pour la rendre plus systémique, alors la question à poser à propos d’une œuvre d’art devient : quelles sortes de corrections, dans le sens de la sagesse, sont accomplies par celui qui crée ou qui « parcourt» cette œuvre d’art ? » 

Avec Monod, une démonstration du rôle central que tient le hasard dans l’évolution biologique : « le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution »

Avec Uexküll, une représentation du monde animal où « chaque espèce vit dans un monde unique, qui est ce qui lui apparaît  déterminé par son organisation propre […] rien que quelques signes comme des étoiles dans une nuit noire immense ». 

Avec Guattari, l’articulation nécessaire entre l’écologie environnementale pour les rapports à la nature et à l’environnement, l’écologie sociale pour les rapports au « socius », aux réalités économiques et sociales, l’écologie mentale pour les rapports à la psyché, la question de la production de la subjectivité humaine : « les formations politiques et les instances exécutives paraissent totalement incapables d’appréhender cette problématique dans l’ensemble de ses implications. Bien qu’ayant récemment amorcé une prise de conscience partielle des dangers les plus voyants qui menacent l’environnement naturel de nos sociétés, elles se contentent généralement d’aborder le domaine des nuisances industrielles et, cela, uniquement dans une perspective technocratique, alors que, seule, une articulation éthico-politique, que je nomme écosophie, entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions. »

En conséquence et d’un point de vue pratique, si le changement climatique nous apparaît comme un élément de contexte général indéniable, nous soulignons l’importance concrète des thématiques de l’eau et de la biodiversité. S’adresser à ces thématiques clés en priorité nous permettrait d’absorber au mieux les impacts attendus du changement climatique.




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