A ceux qui pourraient s’étonner de retrouver les traces de Spinoza disséminées un peu partout sur un blog consacré à l’écologie, il est peut-être utile de préciser le point de vue. A la lecture de l’Ethique, tout homme s’étant amusé à pratiquer quelque peu la chimie amusante ne pourra que sentir les résonnances avec cet « art des antidotes et des poisons » qu’est là chimie selon Nietzsche.
De la nature des corps en tant que composition caractéristique de rapport de décomposition et de recomposition entre parties, de la bonne à la mauvaise rencontre, tout cela sonne véritablement très chimique. Or cette chimie de base devient sous la plume de Spinoza l’occasion de constituer de véritables modes d’existence.
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Extraits audios d’après la voix de Gilles Deleuze en ligne, cours sur Spinoza
Par la connaissance du bon (un corps dont les rapports se composent avec le mien me procure de la joie) et du mauvais (un corps dont les rapports décomposent les miens me procure de la tristesse), je suis capable d’organiser raisonnablement, selon ma convenance ou utile propre, mes rencontres de sorte à ne plus vivre au hasard de celles-ci. La connaissance des rapports, voilà ce que Spinoza appelle le second genre de connaissance.
Or cet art véritable de la composition des rapports, c’est précisément ce qui pourrait faire de Spinoza un formidable précurseur de notre écologie contemporaine. Tout du moins une source d’inspiration de la plus grande importance, une fois dit que cette dernière prétend bien à la connaissance des rapports reliant les différents éléments de la nature.
Pour Spinoza, la nature est à chaque instant un ensemble infini de capture de particules, de recomposition et décomposition de rapport entre différentes parties dont l’homme constitue un ensemble tendant à persévérer dans son être. Du fait que ce dernier ne soit pas un empire dans un empire, toute distinction entre naturel et artificiel ne peut relever que de l’ordre de l’imaginaire et des idées confuses.
L’esprit humain n’étant que la perception finie de son corps, une idée confuse de l’esprit correspond à une connaissance, séparée de sa cause réelle, de l’effet d’un corps étranger sur le mien. C’est-à-dire qu’une idée confuse ne m’apprend rien sur les rapports caractéristiques du corps qui se compose au mien. Ainsi privé de cette connaissance, je ne peux organiser mes rencontres de sorte à augmenter mon sentiment vécu (affect) de joie.
Scholie de la proposition XXXV, Ethique 2 : « De même, quand nous contemplons le soleil, nous nous imaginons qu’il est éloigné de nous d’environ deux cents pieds. Or, cette erreur ne consiste point dans le seul fait d’imaginer une pareille distance ; elle consiste en ce que, au moment où nous l’imaginons, nous ignorons la distance véritable et la cause de celle que nous imaginons. Plus tard, en effet, quoique nous sachions que le soleil est éloigné de nous de plus de six cents diamètres terrestres, nous n’en continuons pas moins à l’imaginer tout près de nous, parce que la cause qui nous fait imaginer cette proximité, ce n’est point que nous ignorions la véritable distance du soleil, mais c’est que l’affection de notre corps n’enveloppe l’essence du soleil qu’en tant que notre corps lui-même est affecté par le soleil. »
« Ah maman la vague m’a battu ! » Deleuze résumait ainsi le cri du premier genre de connaissance, le cri de l’idée inadéquate empêchant la composition des rapports de son corps d’avec ceux de la vague. A contrario, le bon nageur est quant à lui dans le second genre de connaissance, connaissance des rapports caractéristiques de la vague avec lesquels il se combine, pleine cause des affections de son corps. Il est ainsi capable de former une idée adéquate, donc de l’ordre des causes dans l’action de nager.
Au final, on est toujours capable de ceci ou de cela (mode d’existence) en fonction des idées qu’on a. Or les idées qu’on a impliquent et enveloppent des affects de joie ou de tristesse. Lorsque vous formez l’idée adéquate de l’effet d’un corps sur le votre, ce qui ne cesse d’être la règle dans la Nature, vous êtes capable de composer avec ce corps de sorte à gagner de la puissance (à persister dans votre être, affect de joie) ou à éviter ce corps de sorte à éviter de perdre de la puissance (affect tristesse), si ce corps est un poison. C’est la connaissance de d’utile propre, de la convenance des corps avec le mien.
Chez Spinoza, toute mort vient du dehors. C’est-à-dire que tôt ou tard votre corps est confronté à une puissance supérieure qui va décomposer son rapport caractéristique, l’organisation de ses parties, ou ce que Spinoza appelle l’ensemble des rapports de vitesse et de lenteur qui composent un corps, ici sous la forme homme. Cette puissance du dehors va capturer certaines de vos parties (extrinsèques dira Deleuze) pour les combiner aux siennes. C’est le fameux exemple de l’arsenic où ce dernier détruit certains des rapports caractéristiques du sang pour les recomposer selon ses propres lois. Le sang étant l’un de mes rapports caractéristique en tant que mammifère homme, si l’arsenic est joyeux, moi je suis infiniment triste, je suis mort.
La lettre 5 de la correspondance entre Spinoza et Henri Oldenburg illustre assez bien cette joyeuse « chimie » spinoziste.
« Monsieur,
[…] Vous me demandez mon sentiment sur cette question : Comment chaque partie de la nature s’accorde-t-elle avec le tout, et quel est le lien qui l’unit aux autres parties ? Je suppose que vous entendez par là me demander les raisons qui nous assurent en général que chaque partie de la nature est d’accord avec le tout et unie avec les autres parties. Car pour dire de quelle façon précise sont unies les parties de l’univers et comment chaque partie s’accorde avec le tout, c’est ce dont je suis incapable, comme je vous le disais tout récemment, vu qu’il faudrait pour cela connaître toute la nature et toutes ses parties. Je me bornerai donc à vous dire la raison qui m’a forcé d’admettre l’accord des parties de l’univers ; mais je vous préviens d’avance que je n’attribue à la nature ni beauté ni laideur, ni ordre ni confusion, convaincu que je suis que les choses ne sont belles ou laides, ordonnées ou confuses, qu’au regard de notre imagination.
Par l’union des parties de l’univers, je n’entends donc rien autre chose sinon que les lois ou la nature d’une certaine partie s’accordent avec les lois ou la nature d’une autre partie, de telle façon qu’elles se contrarient le moins possible. Voici maintenant ce que j’entends par le tout et les parties : je dis qu’un certain nombre de choses sont les parties d’un tout, en tant que la nature de chacune d’elles s’accommode à celle des autres, de façon à ce qu’elles s’accordent toutes ensemble, autant que possible. Au contraire, en tant qu’elles ne s’accordent pas, chacune d’elles forme dans notre âme une idée distincte, et dès lors elle n’est plus une partie, mais un tout. Par exemple, quand les mouvements des parties de la lymphe, du chyle, etc., se combinent, suivant les rapports de grandeur et de figure de ces parties, de façon qu’elles s’accordent ensemble parfaitement, et constituent par leur union un seul et même fluide, le chyle, la lymphe, etc., considérés sous ce point de vue, sont des parties du sang. Mais si l’on vient à concevoir les particules de la lymphe comme différant de celles du chyle sous le rapport du mouvement et de la figure, alors la lymphe n’est plus une partie du sang, mais un tout.
Imaginez, je vous prie, qu’un petit ver vive dans le sang, que sa vue soit assez perçante pour discerner les particules du sang, de la lymphe, etc., et son intelligence assez subtile pour observer suivant quelle loi chaque particule, à la rencontre d’une autre particule, rebrousse chemin ou lui communique une partie de son mouvement, etc., ce petit ver vivrait dans le sang comme nous vivons dans une certaine partie de l’univers ; il considérerait chaque particule du sang, non comme une partie, mais comme un tout, et il ne pourrait savoir par quelle loi la nature universelle du sang en règle toutes les parties et les force, en vertu d’une nécessité inhérente à son être, de se combiner entre elles de façon à ce qu’elles s’accordent toutes ensemble suivant un rapport déterminé. Car, si nous supposons qu’il n’existe hors de ce petit univers aucune cause capable de communiquer au sang des mouvements nouveaux, ni aucun autre espace, ni aucun autre corps auquel le sang puisse communiquer son mouvement, il est certain que le sang restera toujours dans le même état et que ses particules ne souffriront aucun autre changement que ceux qui se peuvent concevoir par les rapports de mouvement qui existent entre la lymphe, le chyle, etc., et de cette façon le sang devra toujours être considéré, non comme une partie, mais comme un tout. Mais comme il existe en réalité beaucoup d’autres causes qui modifient les lois de la nature du sang et sont à leur tour modifiées par elles, il arrive que d’autres mouvements, d’autres changements se produisent dans le sang, lesquels résultent, non pas du seul rapport du mouvement de ses parties entre elles, mais du rapport du mouvement du sang au mouvement des choses extérieures ; et de cette façon, le sang joue le rôle d’une partie et non celui d’un tout.
Je dis maintenant que tous les corps de la nature peuvent et doivent être conçus comme nous venons de concevoir cette masse de sang, puisque tous les corps sont environnés par d’autres corps, et se déterminent les uns les autres à l’existence et à l’action suivant une certaine loi 2, le même rapport du mouvement au repos se conservant toujours dans tous les corps pris ensemble, c’est-à-dire dans l’univers tout entier ; d’où il suit que tout corps, en tant qu’il existe d’une certaine façon déterminée, doit être considéré comme une partie de l’univers, s’accorder avec le tout et être uni à toutes les autres parties. Et comme la nature de l’univers n’est pas limitée comme celle du sang, mais absolument infinie, toutes ses parties doivent être modifiées d’une infinité de façons et souffrir une infinité de changements en vertu de la puissance infinie qui est en elle. Mais l’union la plus étroite que je conçoive entre les parties de l’univers, c’est leur union sous le rapport de la substance. Car j’ai essayé de démontrer, comme je vous l’ai dit autrefois dans la première lettre que je vous écrivais, me trouvant encore à Rheinburg, que la substance étant infinie de son essence, chaque partie de la substance corporelle appartient à la nature de cette substance et ne peut exister ni être conçue sans elle.
Vous voyez, Monsieur, pour quelle raison et dans quel sens je pense que le corps humain est une partie de la nature. Quant à l’âme humaine, je crois qu’elle en est aussi une partie ; car il existe, selon moi, dans la nature, une puissance de penser infinie, laquelle, en tant qu’infinie, contient en soi objectivement la nature tout entière et dont les différentes pensées s’ordonnent conformément à une loi générale, la loi de la pensée ou des idées. L’âme humaine, selon moi, c’est cette même puissance dont je viens de parler, non pas en tant qu’elle est infinie et perçoit toute la nature, mais en tant qu’elle est finie, c’est-à-dire en tant qu’elle perçoit seulement le corps humain ; et sous ce point de vue, je dis que l’âme humaine est une partie d’une intelligence infinie […] »