L’épistémologie de la cybernétique
Morceaux choisis de « Vers une écologie de l’esprit » tome 1, Grégory Bateson, éditions du Seuil 1977
[…] Des progrès extraordinaires ont été réalisés, au cours de ces vingt-cinq dernières années[1], dans la connaissance de ce qu’est l’environnement, de ce qu’est un organisme et surtout de ce qu’est l’esprit. Ces progrès sont dus précisément à la cybernétique, à la théorie des systèmes, à la théorie de l’information et aux sciences connexes.
A l’ancienne question de savoir si l’esprit est immanent ou transcendant, nous pouvons désormais répondre avec une certitude considérable en faveur de l’immanence, et cela puisque cette réponse économise plus d’entités explicatives que ne le ferait l’hypothèse de la transcendance […]
Pour ce qui est des arguments positifs, nous pouvons affirmer que tout système fondé d’événements et d’objets qui dispose d’une complexité de circuits causaux et d’une énergie relationnelle adéquate présente à coup sûr des caractéristiques «mentales ». Il compare, c’est-à-dire qu’il est sensible et qu’il répond aux différences (ce qui s’ajoute au fait qu’il est affecté par les causes physiques ordinaires telles que l’impulsion et la force). Un tel système « traitera l’information » et sera inévitablement auto correcteur, soit dans le sens d’un optimum homéostatique[2], soit dans celui de la maximisation de certaines variables.
Une unité d’information peut se définir comme une différence qui produit une autre différence. Une telle différence qui se déplace et subit des modifications successives dans un circuit constitue une idée élémentaire.
Mais ce qui, dans ce contexte, est encore plus révélateur, c’est qu’aucune partie de ce système intérieurement (inter) actif ne peut exercer un contrôle unilatéral sur le reste ou sur toute autre partie du système. Les caractéristiques « mentales » sont inhérentes ou immanentes à l’ensemble considéré comme totalité.
Cet aspect holistique est évident même dans des systèmes autocorrecteurs très simples. Dans la machine à vapeur à « régulateur » […] le comportement du régulateur est déterminé par le comportement des autres parties du système et indirectement par son propre comportement à un moment antérieur.
Le caractère holistique et mental du système est le mieux illustré par ce dernier fait, à savoir que le comportement du régulateur (et de toutes les parties du circuit causal) est partiellement déterminé par son propre comportement antérieur. Le matériel du message (les transformations successives de la différence) doit faire le tour complet du circuit : le temps nécessaire pour qu’il revienne à son point de départ est une caractéristique fondamentale de l’ensemble du système. Le comportement du régulateur (ou de toute autre partie du circuit) est donc, dans une certaine mesure, déterminé non seulement par son passé immédiat, mais par ce qu’il était à un moment donné du passé, moment séparé du présent par l’intervalle nécessaire au message pour parcourir un circuit complet. Il existe donc une certaine mémoire déterminative, même dans le plus simple des circuits cybernétiques.
La stabilité du système (lorsqu’il fonctionne de façon autocorrective, ou lorsqu’il oscille ou s’accélère) dépend de la relation entre le produit opératoire de toutes les transformations de différences, le long du circuit, et de ce temps caractéristique. Le régulateur n’exerce aucun contrôle sur ces facteurs. Même un régulateur humain, dans un système social, est soumis à ces limites : il est contrôlé à travers l’information fournie par le système et doit adapter ses propres actions à la caractéristique de temps et aux effets de sa propre action antérieure.
Ainsi, dans aucun système qui fait preuve de caractéristiques « mentales », n’est donc possible qu’une de ses parties exerce un contrôle unilatéral sur l’ensemble. Autrement dit : les caractéristiques « mentales » du système sont immanentes, non à quelque partie, mais au système entier.
La signification de cette conclusion apparaît lors des questions du type : « Un ordinateur peut-il penser? », ou encore : » L’esprit se trouve-t-il dans le cerveau ? » La réponse sera négative, à moins que la question ne soit centrée sur l’une des quelques caractéristiques « mentales » contenues dans l’ordinateur ou dans le cerveau.
L’ordinateur est autocorrecteur en ce qui concerne certaines de ses variables internes : il peut, par exemple, contenir des thermomètres ou d’autres organes sensibles qui sont affectés par sa température de travail ; la réponse de l’organe sensible à ces différences peut, par exemple, se répercuter sur celle d’un ventilateur qui, à son tour, modifiera la température. Nous pouvons donc dire que le système fait preuve de caractéristiques « mentales » pour ce qui est de sa température interne. Mais il serait incorrect de dire que le travail spécifique de l’ordinateur – la transformation des différences d’entrée en différences de sortie – est un «processus mental ». L’ordinateur n’est qu’un arc dans un circuit plus grand, qui comprend toujours l’homme et l’environnement d’où proviennent les informations et sur qui se répercutent les messages efférents de l’ordinateur. On peut légitimement conclure que ce système global, ou ensemble, fait preuve de caractéristiques « mentales ». Il opère selon un processus «essai-et-erreur» et a un caractère créatif.
Nous pouvons dire, de même, que l’esprit est immanent dans ceux des circuits qui sont complets à l’intérieur du cerveau ou que l’esprit est immanent dans des circuits complets à l’intérieur du système : cerveau plus corps. Ou, finalement, que l’esprit est immanent au système plus vaste : homme plus environnement.
Si nous voulons expliquer ou comprendre l’aspect « mental » de tout événement biologique, il nous faut, en principe, tenir compte du système, à savoir du réseau des circuits fermés, dans lequel cet événement biologique est déterminé. Cependant, si nous cherchons à expliquer le comportement d’un homme ou d’un tout autre organisme, ce « système » n’aura généralement pas les mêmes limites que le « soi » – dans les différentes acceptions habituelles de ce terme.
Prenons l’exemple d’un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigé) en fonction de la forme de l’entaille laissée sur le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global : arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre ; et c’est bien ce système global qui possède les caractéristiques de l’esprit immanent.
Plus exactement, nous devrions parler de (différences dans l’arbre) – (différences dans la rétine) – (différences dans le cerveau) – (différences dans les muscles) – (différences dans le mouvement de la cognée) – (différences dans l’arbre), etc. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conversions de différences ; et, comme nous l’avons dit plus haut, une différence qui produit une autre différence est une idée, ou une unité d’information.
Mais ce n’est pas ainsi qu’un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l’abattage de l’arbre. Il dira plutôt : «J’abats l’arbre» et il ira même jusqu’à penser qu’il y a un agent déterminé, le « soi », qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé.
C’est très correct de dire : « La boule de billard A a touché la boule de billard B et l’a envoyée dans la blouse » ; et il serait peut-être bon (si tant est que nous puissions y arriver) de donner un exposé complet et rigoureux des événements qui se produisent tout le long du circuit qui comprend l’homme et l’arbre. Mais le parler courant exprime l’esprit (mind) à l’aide du pronom personnel, ce qui aboutit à un mélange de mentalisme et de physicalisme qui renferme l’esprit dans l’homme et réifie l’arbre.
Finalement, l’esprit se trouve réifié lui-même car, étant donné que le « soi » agit sur la hache qui agit sur l’arbre, le « soi » lui-même doit être une « chose ». Il n’y a donc rien de plus trompeur que le parallélisme syntaxique entre : « J’ai touché la boule de billard » et : « La boule a touché une autre boule. »
Si on interroge qui que ce soit sur la localisation et les limites du « soi », les confusions susmentionnées font tout de suite tache d’huile. Prenons un autre exemple : un aveugle avec sa canne. Où commence le « soi » de l’aveugle ? Au bout de la canne ? Ou bien à la poignée ? Ou encore, en quelque point intermédiaire ? Toutes ces questions sont absurdes, puisque la canne est tout simplement une voie, au long de laquelle sont transmises les différences transformées, de sorte que couper cette voie c’est supprimer une partie du circuit systémique qui détermine la possibilité de locomotion de l’aveugle.
De même, les organes sensoriels sont-ils des transducteurs ou des voies pour l’information, ainsi d’ailleurs que les axones, etc. ? Du point de vue de la théorie des systèmes, dire que ce qui se déplace dans un axone[3] est une « impulsion » n’est qu’une métaphore trompeuse; il serait plus correct de dire que c’est une différence ou une transformation de différence.
La métaphore de « l’impulsion » suggère une ligne de pensée « rigoureuse » (voire bornée), qui n’aura que trop tendance à virer vers l’absurdité de l’« énergie psychique » ; ceux qui parlent de la sorte ne tiennent aucun compte du contenu informatif de la quiescence[4]. La quiescence de l’axone diffère autant de l’activité que son activité diffère de la quiescence. Par conséquent, quiescence et activité ont des pertinences informatives égales. Le message de l’activité ne peut être accepté comme valable que si l’on peut également se fier au message de la quiescence.
Encore est-il inexact de parler de « message d’activité » et de « message de quiescence ». En effet, il ne faut jamais perdre de vue que l’information est une transformation de différences ; nous ferions donc mieux d’appeler tel message « activité-non-quiescence », et tel autre «quiescence-non-activité » […]
L’unité autocorrective qui transmet l’information ou qui, comme on dit, « pense », « agit » et « décide », est un système dont les limites ne coïncident ni avec celles du corps, ni avec celles de ce qu’on appelle communément « soi » ou « conscience » ; il est important d’autre part de remarquer qu’il existe des différences multiples entre le système «pensant» et le « soi » tels qu’ils sont communément conçus :
1. Le système n’est pas une entité transcendante comme le « soi ».
2. Les idées sont immanentes dans un réseau de voies causales que suivent les conversions de différence. Dans tous les cas, les « idées » du système ont au moins une structure binaire. Ce ne sont pas des « impulsions », mais de « l’information ».
3. Ce réseau de voies ne s’arrête pas à la conscience. Il va jusqu’à inclure les voies de tous les processus inconscients, autonomes et refoulés, nerveux et hormonaux.
4. Le réseau n’est pas limité par la peau mais comprend toutes les voies externes par où circule l’information. Il comprend également ces différences effectives qui sont immanentes dans les « objets » d’une telle information ; il comprend aussi les voies lumineuses et sonores le long desquelles se déplacent les conversions de différences, à l’origine immanentes aux choses et aux individus et particulièrement à nos propres actions.
Il est important de noter que les dogmes fondamentaux – et à mon sens faux – de l’épistémologie courante se renforcent mutuellement. Si, par exemple, la prémisse habituelle de la transcendance est écartée, celle qui prendra aussitôt sa place sera l’idée de l’immanence dans le corps. Mais cette seconde possibilité est irrecevable, étant donné que de vastes parties du réseau de la pensée se trouvent situées à l’extérieur du corps. Le soi-disant problème « Corps-Esprit », comme on l’appelle d’ordinaire, est mal posé, dans des termes qui conduisent inévitablement vers le paradoxe : si l’esprit est supposé être immanent au corps, il doit alors lui être transcendant; s’il est supposé transcendant, il doit alors être immanent[5], etc.
De même, si nous excluons les processus inconscients du « soi » et les qualifions d’« étrangers au moi », ceux-ci prennent alors une nuance subjective d’« incitations» et de « forces » ; et cette qualité pseudo-dynamique est étendue au « soi » conscient qui essaie de « résister » aux « forces » de l’inconscient. C’est ainsi que le « soi » lui-même devient une organisation de « forces » apparentes. Par conséquent, selon la notion courante qui fait du « soi » un synonyme de la conscience, les idées sont des « forces » ; cette erreur est à son tour renforcée lorsqu’on affirme que l’axone transmet des « impulsions ». Il n’est certes pas aisé de sortir de ce labyrinthe.
[1] Article publié pour la première fois en 1971.
[2] L’homéostasie est la capacité à conserver l’équilibre de fonctionnement en dépit des contraintes extérieures.
[3] Long prolongement fibreux du neurone, qui conduit l’influx nerveux.
[4] Arrêt du développement ou de l’activité provoqué par de mauvaises conditions du milieu (froid ou chaleur excessive). Celle-ci s’interrompt dès que les conditions redeviennent favorables à l’activité de l’espèce.
[5] R. G. Collingwood, the Idea of Nature, Oxford University Press, 1945.
Extrait tiré de « Encore », un des séminaires de Lacan : « Lalangue sert à de toutes autres choses qu’à la communication. C’est ce que l’expérience de l’inconscient nous a montré, en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi.
Si la communication se rapproche de ce qui s’exerce effectivement dans la jouissance de lalangue, c’est qu’elle implique la réplique, autrement dit le dialogue. Mais lalangue sert-elle d’abord au dialogue? Comme je l’ai autrefois articulé, rien n’est moins sûr.
Je viens d’avoir sous la main un livre important d’un nommé Bateson dont on m’avait rebattu les oreilles, assez pour m’agacer un peu. Il faut dire que ça me venait de quelqu’un qui avait été touché de la grâce d’un certain texte de moi qu’il avait traduit dans sa langue en y ajoutant quelques commentaires, et qui avait cru trouver dans le Bateson en question quelque chose qui allait sensiblement plus loin que l’inconscient structuré comme un langage.
Or, de l’inconscient, Bateson, faute de savoir qu’il est structuré comme un langage, n’a en fait qu’une assez médiocre idée. Mais il forge de très jolis artifices, qu’il appelle des métalogues. C’est pas mal, pour autant que ces métalogues comporteraient, s’il faut l’en croire, quelque progrès interne, dialectique, de ne se produire que d’interroger l’évolution du sens d’un terme. Comme il s’est toujours fait dans tout ce qui s’est intitulé dialogue, il s’agit de faire dire par l’interlocuteur supposé ce qui motive la question même du locuteur, c’est-à-dire d’incarner dans l’autre la réponse qui est déjà là. C’est en quoi le dialogue, le dialogue classique, dont le plus bel exemple est représenté par le legs platonicien, se démontre n’être pas un dialogue.
Si j’ai dit que le langage est ce comme quoi l’inconscient est structuré, c’est bien parce que le langage, d’abord, ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaye de savoir concernant la fonction de lalangue. »
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Merci cher ej pour cet apport.
Pour compléter la formule : « or, de l’inconscient, Bateson, faute de savoir qu’il est structuré comme un langage, n’a en fait qu’une assez médiocre idée [...] » je vous renvoie vers l’article « L’écologie de Gregory Bateson » (http://utime.unblog.fr/2007/02/24/lecologie-de-gregory-bateson/), plus précisement au chapitre traitant de la conscience non assistée, paragraphe « codes conscients et inconscients ».
Bien cordialement
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Merci de PycMenthe
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