Article de Jacques Testart, paru dans Libération le 14 octobre 2011
«Chaque année, chaque jour, des espèces nouvelles naissaient, plus nombreuses qu’il n’en fallait à l’armée des naturalistes pour leur trouver un nom ; certaines monstrueuses, d’autres charmantes, d’autres encore inopinément utiles, comme les chênes laitiers qui poussaient dans le Casentino. Pourquoi ne pas espérer dans un progrès ? Pourquoi ne pas croire en une nouvelle sélection millénaire, en un homme nouveau qui aurait la force et la rapidité du tigre, la longévité du cèdre, la prudence de la fourmi ? » Primo Levi in «Dysphylaxie», in «Lilith, nouvelles», Livre de poche 1989.
Ce surhumain imaginé par Primo Levi n’a pas les raideurs instrumentales des androïdes bidouillés par nos modernes transhumanistes. Il doit son écart à la norme que nous connaissons, à une modification inouïe : celle de la levée des défenses immunitaires qui permettrait la fécondation des femmes par des entités animales ou même végétales.
Primo Levi n’implique aucune sexualité dans ces hybridations hors normes, seulement le passage libre d’un matériel absolument étranger, capable de s’introduire en l’humain, féconder et transmettre ses propres caractéristiques. Que cela soit possible par la voie du tube digestif plutôt que celle de la matrice n’apporterait ni ne retirerait rien à l’imaginaire du romancier dont la prescience se trouve en avance, comme souvent, sur les constats de la dissection.
Or, il vient d’être admis que le végétal peut s’introduire en l’animal autrement que pour lui apporter des calories ou des vitamines, des fibres ou de l’amidon. On avait longtemps négligé le rôle de petits acides nucléiques, nommés micro-ARN présents chez tous les êtres vivants, d’autant qu’ils sont issus de la partie de l’ADN qu’on estimait sans aucun intérêt («ADN poubelle»), comme si la prise en compte de ce domaine (95% de l’ADN quand même) risquait de perturber la belle compréhension qui soutenait le «génie génétique». Des travaux récents ont accordé à ces micro-ARN la propriété de freiner des synthèses protéiques et donc de jouer sur des fonctions vitales. Enfin, une découverte extraordinaire vient d’arriver grâce à des Chinois qui ont démontré que les micro-ARN des végétaux que nous consommons ne sont pas détruits par la digestion, se retrouvent dans nos organes, et en modulent le métabolisme ! (Lin Zhang et al., Cell Research, 2011).
Ainsi la nature procède à un mélange fonctionnel des ordres végétal et animal. Sans être totalement soumis à quelque loi végétalienne, nous voici sommés d’admettre que nous sommes de la nature : le fonctionnement de nos cellules hépatiques est modifié par un grain de riz comme l’est certainement celui de nos cellules pulmonaires par un épi de maïs ou de nos cellules musculaires par une feuille d’épinard.
Que les carnivores exclusifs ne s’imaginent pas à l’abri : la même chose doit arriver avec des micro- ARN de bœuf, de dinde, de grenouille ou de moule.
Le message de ces innombrables ovnis demeure infinitésimal dans le bruit métabolique mais il signe une fusion certaine des ordres biologiques, capable de moduler notre physiologie et donc nos pathologies.
Quelles leçons tirer de cette découverte ? D’abord, on constate qu’elle a fait couler beaucoup moins d’encre médiatique que n’importe quel bricolage aventureux opportunément annoncé juste avant un téléthon. Mais on observe aussi que les rares commentaires, essentiellement par des chercheurs, portent sur l’ouverture espérée à des tests pour prévenir des risques pathologiques ou à de nouvelles technologies pour éviter ces pathologies. Sans nourrir une critique de l’improvisation qui a diffusé les OGM ou la thérapie génique avant qu’on dispose de la connaissance suffisante du monde vivant pour pouvoir prétendre à sa «maîtrise». D’autant que cette découverte considérable survient au moment même où les biotechnologies s’orientent vers la création d’une nouvelle classe de plantes transgéniques consistant en l’introduction de séquences codant des micro-ARN dans des plantes comestibles pour en modifier les propriétés. C’est-à-dire qu’on va faire entrer dans la chaîne alimentaire des molécules dont on découvre des propriétés insoupçonnées qu’on ne connaît pas encore ! Comme si chaque brèche ouverte dans l’immense ignorance autorisait la suffisance scientiste à faire comme si on avait tout compris, à nier qu’il reste d’innombrables inconnues dont une seule peut suffire à ruiner l’édifice technologique. Faute d’humilité, nos productions brevetables sont souvent des injures à l’intelligence.