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Archive mensuelle de février 2009

Mots pour le dire, fictions pour le sentir

Mots pour le dire, fictions pour le sentir dans Entendu-lu-web mythe 

Ici et là, naviguant dans nos fragments nous avons pu constater des incohérences ou des impensées gravitant autour de la perspective écologique. De celle que nous appelons moyenne pour le dire vite.
Derrière les slogans « sauver la terre et combattre cela », manque la question de l’homme alors même que c’est bien de l’intrusion des effets (des effets) de ses propres actions dont il est question au présent. Manque des mots pour le dire (l’intrusion),
de la fonction artistique pour donner à sentir, manque de circulation des affects, des productions désirantes et des occasions d’expérimentations collectives, etc. Alors comment donner à nos savoirs une puissance d’agir ?

Semblant interférer avec ces lignes, quelques fragments de paroles d’Isabelle Stengers, Yves Citton et Fréderic Neyrat issus de l’émission Les vendredis de la philosophie : « Vivons-nous une époque catastrophique ? », France Culture, le 27 Février 2009.

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Petite capture
(synthèse d’ecoute subjective) 

Du manque des mots pour le dire à l‘intérêt de pouvoir nommer. Certains de nos mots les plus lourds (risque, prévention) procèdent d’un devenir inaudible, en ce qu’ils participent à coaguler un continuum temporel artificiel qui nous fait manquer le présent, l’irruption. Du jaillissement d’une nouveauté radicale, leur usage, manière de désigner encombrée, ne relèvent que d’une stratégie d’accommodation visant à produire une continuité historique, outil dans lequel nous pouvons continuer de puiser les sources de nos prévisions, business as usual, d’alimenter des grilles de risques, de produire des dangerosités, de (re)édifier les mêmes politiques de préventions.
Ce faisant, nous pouvons toujours continuer à vivre de la même manière, à faire l’économie – par l’économie – de penser un rapport (une attention) au monde nouveau (nouvelle). Ou comment parler du changement (mon message concerne le changement) sans que rien ne change (le métamessage est que ceci n’est pas un changement).

Pour en sortir (de cette double contrainte), il conviendrait de pouvoir fabriquer les mots nous permettant de penser ce qui nous arrive (changement climatique, prise de conscience des boucles d’interactions qui passe entre les choses). Or dans cet entre-deux (épistémès ?) étrange, où toute formulation nouvelle est bien difficile, voilà le temps où fiction et imagination, en tant que créatrices de figures nouvelles, peuvent susciter ce dont nous avons besoin, et que nous ne faisons tout juste que pressentir.
Donner à sentir, donner à penser autrement. Sortir de ce qui est déjà donné, des catégorisations inattentives come inopérantes qui prétendent non seulement ne pas avoir participé au processus catastrophique, pire, à le guérir.

On ne protège pas sans transformer. Mais transformer quoi ? La catastrophe est moins située dans l’environnement que dans les esprits, la façon dont ils pensent et dont ils ne pensent pas au (le) présent. La fiction ouvre sur des choses qu’on ne peut pas constater dans le donné, fraie des possibles. Le dehors nous arrive, ses changements, mais qu’est-ce que nous en faisons ? La fiction ou la fabrique de figures instauratrices pour nous forcer à l’imaginer autrement. Figures ou fictions qui ne disent pas le vrai mais provoquent le sentir et le penser.
Ainsi, prendre en considération l’aspect transitoire des choses, transformer nos manières d’être et de vivre, nécessite de nouvelles fictions instauratrices. Se libérer des déluges et autres figures de la culpabilité pour avancer, produire du commun et activer les savoirs à travers les nouvelles formes d’expérimentations collective qu’elles permettent.

Ce petit blog s’arrête donc ici pour s’orienter autrement, vers ces nouvelles figures et fictions d’un principe d’attention dont nous n’avons finalement fait, en tournant sur nous-même, que pressentir la pleine et entière nécessité.

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Palabre2 dans Isabelle Stengers

Fragments de paroles
(dans l’ordre de l’émission, retranscription partielle par mots-clés)

- (Y. Citton) La vraie catastrophe c’est le processus qui mène à la catastrophe.

- (F. Neyrat) Nous sommes dans le fourre-tout. Les phénomènes que l’on peut penser disjoints se mettent en communication entre eux.
(…) Est-ce bien la question de la nature ? L’intrusion à laquelle on a à faire ça serait plutôt l’intrusion de l’homme, de l’humanité. De l’humanité vis-à-vis d’elle-même (co-intrusion avec Gaïa). Pas de nature pure. Un nuage radioactif, c’est-à-dire un mélange de technique et de nature. Ce à quoi on a à faire ce sont aux effets de nos propres actions. On ne s’attaque pas au changement climatique, on s’attaque aux causes, c’est-à-dire ce que nous produisons. Nous assistons à la montée sur scène de ce que nous faisons nous-mêmes.

- (I. Stengers) Le point nouveau ce n’est pas qu’il y ait des catastrophes, mais bien qu’il y ait une mise en communication des différents facteurs. Instabilité radicale, transition vers un nouveau régime de l’ensemble des processus, jamais maîtrisables, mais dont nous tirions profit.
(…)
 Qu’avons-nous fait ? Nous = culpabilité ? Gémissement du nous devrions tous payer. Mais la question que je voudrais poser, c’est qu’est-ce qu’on nous a fait ? Qui est-ce nous ? Qu’est-ce qui fait que l’art de faire attention ait été dévasté ? Qu’est-ce qui fait que nous avons appris à ne pas faire attention ?

- (Y. Citton) Que faisons-nous ? La catastrophe c’est aussi ce qu’on fait maintenant tous les jours. Ce qui ne se voit pas.

- (I. Stengers) Pharmacone. Drogue ou remède en fonction de la manière dont on l’utilise, une forme de l’art de faire attention qui consiste à ne pas demander de garantie à ce qui pourrait être important pour nous. Qu’avons-nous fait ? Au sens de généralisation culpabilisante qui ne communique pas beaucoup avec l’action.

- (F. Neyrat) Inscrire la catastrophe dans une continuité c’est rater la spécificité du présent (déjà vu, religiosité). Cohorte de concepts associés qui rendent insensibles à ce qui arrive. Rendre impossible de faire attention. Comprendre ce que nous n’avons pas fait (histoire négative pour sortir de la culpabilité).
(…)
Lacan. Ce n’est pas de notre faute, c’est de notre fait. Obsession de la protection. Double contrainte. Superposition des phénomènes, inextricabilité. Il faut distinguer différents type d’usage de la catastrophe. Prévention, dangerosité, risque et potentialité versus atteintes réelle dans le tissu de nos vies : les dommages.

- (I. Stengers) Sentiment d’impuissance, panique froide. Nous écoutons sans y croire. Pour en sortir, nommer les choses. Ce qui m’inquiète, me fait penser, c’est ce moment de panique froide. Alors que des choses devraient se produire, rien ne se produit que du cosmétique. Et on le sait, tout le monde le sait, le savoir est là. Parfaitement présent, le savoir est impuissant. Alors comment donne-t-on à ce savoir une puissance ? Avant qu’il ne soit trop tard, avant que le capitalisme ne soit réorganise la situation à son mode ? (…)
Gaïa célèbre le tenir ensemble actif, donc instable, de ce qui fait de la terre une planète vivante. Gaïa revenant parmi nous est revenue par les scientifiques. Ils ont ainsi crée au-delà de Prométhée une nouvelle figure qui peut nous forcer à imaginer autrement. Figure ou fiction, nommer Gaïa est une opération (fabrique) qui ne dit pas le vrai mais provoque le sentir et le penser. Nous ne pouvons rien sur Gaïa, mais Gaïa peut changer de régime, et c’est ce qui nous menace.

- (Y. Citton) Il est question de la fiction comme condition de survie, la fiction en ce sens où la fiction fraie des possibles, où la fiction ouvre des choses qu’on ne peut pas constater dans le donné, ouvre des possible. La catastrophe est dans le processus et non dont l’évènement. La catastrophe est moins située dans l’environnement (notion ?) que dans les esprits (la façon dont on pense et dont on ne pense pas maintenant) où se coagule le chemin de la catastrophe. De plus, la catastrophe est dans un certain réalisme. Celui des experts, de l’administration du désastre et de la soumission durable qui ne se base que sur du donné.

- (I. Stengers) Ce réalisme j’ai décidé de l’appeler bêtise. Les formules comme « les gens ne sont pas capables de », « ce serait la porte ouverte à » … La catastrophe de ce réalisme c’est l’impuissance. Quand est-ce nous seront capables de la faire balbutier cette bêtise ?

- (F. Neyrat) Il ne suffit pas de protéger. On ne protège pas sans transformer. La prise en considération d’une vulnérabilité (les choses tiennent à peu de choses) nécessite un changement radical, pas de vivre sous la menace. Pas plus qu’elle ne repose sur l’humilité, en rajouter sur les problèmes, ou la sacralité, façons de se rendre insensible à nous-mêmes. Mettre de l’intouchable alors que l’intouchable c’est nous.  Prendre en considération l’aspect transitoire des choses, transformer nos manières d’être et de vivre, nécessite de nouvelles fictions instauratrices (produire du commun).

- (I. Stengers) La question n’est pas « nous avons été arrogants soyons humbles à présent ». La question c’est qu’est-ce qui nous est arrivé ? Qu’est-ce qu’on nous a fait (pour perdre l’attention) ?

- (Y. Citton) Deux communautés. Premièrement, une communauté d’affections (air, eau, nous sommes tous affectés). Il y a du radicalement nouveau, on sait qu’on est sensible, on sait qu’on est exposé, mais on réfléchit aussi à la manière dont les affects passent dans cette mise en communication des différents facteurs (communauté d’affects, quelle modalités de transmission des affects, des motivations ? Quelle structure médiatique ?). Deuxièmement, une communauté d’expérimentation collective, l’appel à la fabrication d’expériences collectives. Que pouvons-nous faire. Communiquer, faire circuler.

- (I. Stengers) Il faut faire avec, l’intrusion, ça nous arrive, alors qu’est-ce qu’un fait avec. On accompagne ceux des mots qu’on a tenté de fabriquer. Fabriquer des mots qui nous permettent de penser ce qui nous arrive. Un moment bizarre où c’est seulement la fiction et l’imagination qui peut susciter ce dont nous avons besoin.

- (F. Neyrat) Comment on intervient là-dedans, la catastrophe, dans ce mot qui est donné, dans la circulation des discours courant ? Quelque chose nous oblige à penser. L’intérêt d’intervenir là où ça parle.

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diapo_catastrophe10 dans La contre marche du pingouin

-> Entendre, voir :

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« Le prix Nobel d’économie Amartya Sen a consacré à cette question son dernier livre : Identité et violence. L’illusion d’une destinée. Nous sommes tous, rappelle-t-il, faits d’identités multiples et changeantes : familiale, culturelle, professionnelle, biologique, religieuse, philosophique, géographique, etc., dont la conjugaison fonde à la fois notre singularité et notre universalité. Enfermer une personne ou un groupe de personnes dans l’une de ces identités comme si c’était la seule est pour lui la source essentielle de discrimination, d’exclusion et de violence dans le monde. »
Propos de Jean-Claude Ameisen, exprimées lors de l’entretien mené avec Aliocha Wald Lasowski, intitulé : « Du vivant à l’éthique », in Pensées pour le nouveau siècle (sous la direction d’Aliocha Wald Lasowski), Ed. Fayard, 2008, pp. 282-283.

A qui appartient la nature ?

Dans la série des empêcheurs d’éco(lo)logiser en rond, la note suivante reprend certains extraits de l’article de Philippe Descola :  » A qui appartient la nature ?  » Ce dernier est disponible dans son intégralité depuis le site de La vie des idées.Il existe une pluralité de natures et de façons de les protéger.

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La politique internationale de protection de l’environnement repose sur une conception très particulière de la nature, qui est née en Europe au siècle des Lumières. Cette conception est loin d’être partagée par tous les peuples de la planète, attachés à d’autres principes cosmologiques. La préservation de la biodiversité ne pourra être pleinement efficace que si elle tient compte de cette pluralité des intelligences de la nature.

http://www.dailymotion.com/video/k1W4Eltj08UOPNtnaC

Sous l’impulsion d’organismes internationaux comme l’UNESCO, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, ou l’United Nations Environment Program, les aires protégées au titre de réserves naturelles ont connu une progression considérable durant les trois dernières décennies (…) depuis 1973, leur superficie a été multipliée par quatre. Malgré les disparités de statut entre les aires protégées, et les degrés très variables de protection qu’elles sont de ce fait en mesure d’assurer, ces zones spéciales sont la cause de ce qu’une part non négligeable de la surface terrestre mondiale, approximativement 12 %, peut être considérée actuellement comme une forme de bien public. Toute la question est de savoir à quel public exactement appartient ce bien, et à qui il profite (…)

Deux types de réponses contrastés sont généralement apportés à la première question. On peut d’abord soutenir que la nature n’appartient qu’à elle-même, qu’elle possède une valeur intrinsèque, indépendante de son utilité pour les humains, et qu’il faut donc la protéger en elle-même et pour elle-même. Toutefois cette valeur intrinsèque n’est pas facile à définir et son contenu évolue avec le temps.

Les promoteurs des premiers parcs nationaux aux Etats-Unis voulaient préserver le témoignage des paysages grandioses que la Providence avait confiés à la nation américaine et qui marquaient sa destinée d’un sceau tout particulier. Cette nature-là, la wilderness des Montagnes Rocheuses, des sierras californiennes et des mesas arides du Sud-Ouest, avait de fait une fonction bien précise dans la construction de l’imaginaire national et dans la légitimation de l’expansion de la frontière : donner à voir au plus grand nombre, en particulier grâce à la promotion active et très précoce du tourisme dans les parcs nationaux, le caractère distinctif de la nature américaine et donc du peuple qui avait reçu de Dieu la charge de s’en occuper [2]. On voit que cette nature transformée en auxiliaire de l’idée nationale et en cathédrale de plein air avait bien plus qu’une valeur intrinsèque, même si les créateurs des parcs naturels, nourris pour beaucoup d’entre eux de la lecture de Thoreau, d’Emerson et des philosophes transcendantalistes, avaient le sentiment de la préserver pour elle-même (…)

L’idée d’une véritable valeur intrinsèque concédée à la nature est beaucoup plus récente. Elle prend d’abord la forme de la protection de certains milieux parce qu’ils sont l’habitat d’une espèce menacée dont il convient donc d’assurer la perpétuation. Ce sont souvent à l’origine des espèces animales spectaculaires ou qui attirent la sympathie du fait des capacités de projection symbolique qu’elles offrent (…) Cette idée n’a bien sûr rien de nouveau en Europe ; elle court depuis le Moyen Age dans la théologie naturelle. Le juriste anglais Sir Matthew Hale en résume fort bien les principes lorsqu’il écrit dans la deuxième moitié du XVIIème siècle que l’homme ‘vice-roi de la Création’, a été investi par Dieu du « pouvoir, de l’autorité, du droit, de l’empire, de la charge et du soin (…) de préserver la face de la Terre dans sa beauté, son utilité et sa fécondité » [4]. On notera au passage que ces principes issus d’une lecture providentialiste de la genèse biblique sont tout sauf universels, même si leur généralisation en lieux communs de la politique mondiale de protection de l’environnement tend à faire oublier leur origine chrétienne. On voit aussi qu’il est bien malaisé de ne pas mêler la valeur intrinsèque et la valeur instrumentale de la nature, ainsi que le fait Hale lorsqu’il justifie la nécessité de préserver celle-ci en invoquant aussi bien son utilité que sa fécondité et sa beauté. La beauté peut d’ailleurs être rangée dans les arguments d’intérêt puisque seule l’humanité semble être capable de se délecter du spectacle de la nature, et encore faudrait-il probablement restreindre cette humanité-là aux quelques civilisations seulement qui ont développé une esthétique paysagère, pour l’essentiel en Europe et en Extrême-Orient.

Reste ce que Hale appelle la fécondité. C’est en effet le principe de base de la phase ultime des plaidoyers en faveur d’une protection de la nature pour des raisons intrinsèques. On préfère appeler ça maintenant biodiversité, mais l’idée demeure la même : toutes les espèces naturelles doivent être protégées – et non plus seulement celles auxquelles les humains peuvent s’identifier ou qui sont emblématiques d’un génie du lieu – parce que, toutes ensembles, elles contribuent à la prolifération du plus grand nombre possible de formes de vie. Il s’agit bien là d’une valeur en soi, relevant d’une décision normative, et qui n’a nul besoin d’être justifiée en tant que telle si l’humanité tout entière s’accorde à l’entériner : en matière de culture, la diversité est préférable à la monotonie. C’est une proposition avec laquelle je suis en plein accord et qui procède, comme tout choix éthique fondamental, d’une préférence personnelle en faveur d’une des branches de l’alternative qu’il me paraît inutile, et probablement impossible, d’argumenter.Or, cette part d’arbitraire est rarement reconnue, les partisans du maintien d’un taux optimal de biodiversité s’attachant au contraire à asseoir la légitimité de leur position sur une kyrielle de raisons dont la plupart reviennent au fond à en montrer les avantages pour les humains.

Les plus répandus de ces arguments font valoir que, sur les centaines de milliers d’espèces dont on ne sait encore rien ou très peu de choses, certaines recèlent probablement des molécules qui seront utiles pour soigner ou nourrir les humains ; les protéger constitue donc un bon investissement pour l’avenir.

Une variante plus subtile met en avant le fait que notre faible connaissance des interactions synécologiques au sein des écosystèmes généralisés, c’est-à-dire comportant un très grand nombre d’espèces chacune représentée par un faible nombre d’individus, devrait inciter à la précaution car nous ignorons encore à peu près tout des effets que la perturbation de ces écosystèmes pourraient produire sur le climat, l’hydrologie ou la prolifération d’organismes indésirables.

Les arguments les moins utilitaires, enfin, mettent l’accent sur l’avantage évolutif de la diversité génétique dans l’adaptation des organismes, notamment sexués, à des conditions de vie fort diverses, et donc sur la nécessité de préserver le plus grand nombre possible de formules génomiques incorporées dans des espèces afin d’assurer la perpétuation et la croissance de ce potentiel de vie diversifié qui caractérise notre planète. En apparence complètement désintéressée, cette motivation pour protéger la nature, ici une hypostase de la protection de la vie, repose néanmoins sur une évaluation d’experts parlant au nom et à la place tout à la fois des espèces naturelles, d’une sorte de principe téléologique transcendant et de l’immense communauté d’humains qui, faute de connaissances adéquates, devra croire sur parole cet argumentaire.

A la question ‘à qui appartient la nature ?’ on répond certes dans le cas présent ‘à chacune des espèces qui la constitue’, mais aucune d’entre elles, à l’exception de la nôtre, ne s’étant exprimée sur le sujet, c’est le point de vue de certains de ses membres qui va nécessairement prévaloir. On devrait donc dire que toute morale de la nature est par définition anthropogénique en ce qu’elle exprime nécessairement des valeurs défendues par des humains.

Tournons-nous à présent vers les réponses utilitaristes apportées à la question de savoir à qui appartient la nature (…) en résumé, il faut protéger la nature car elle contient des ressources potentielles inexplorées et que mettre en péril ses équilibres internes aura des conséquences catastrophiques pour les humains. Notons seulement que tant les approches écocentriques que les approches anthropocentriques, du moins telles qu’elles s’expriment dans les organisations internationales et les médias autorisés, présentent en la matière le point de vue de l’universel, supposé mieux défendre les intérêts de l’humanité et de la nature en général que les récriminations utilitaristes censément égoïstes et à courte vue des éleveurs pyrénéens confrontés au retour de l’ours, ou des baleiniers norvégiens face aux quotas (…) il y a des conceptions instrumentales de la nature réputées plus nobles que d’autres parce qu’elles se réfèrent à un bien commun de niveau supérieur, c’est-à-dire englobant les intérêts d’un plus grand nombre d’humains et de non-humains. Faut-il dès lors penser que c’est le nombre des entités concernées qui donne sa légitimité à l’appropriation de la nature ? Plus le maintien d’une ressource – une espèce, un groupe d’espèces ou un écosystème – affectera de façon positive une plus grande quantité d’existants, le terme maximal étant la totalité de la biosphère, moins ceux que ce maintien pénalise se verront fondés à faire valoir leur point de vue.

Nous voilà donc arrivés à la deuxième question : pour qui doit-on protéger la nature ? Les réponses sont bien sûr dépendantes de celles apportées à la première question, mais elles ouvrent aussi vers d’autres problèmes. La réponse la plus communément fournie, on l’a vu, est que la nature doit être protégée comme un bien commun mondial, c’est-à-dire au plus haut degré de généralité possible : la préservation d’une espèce ne se fait pas, en principe, au seul bénéfice de cette espèce, mais en tant que celle-ci contribue à la biodiversité générale ; la préservation d’un milieu ne se fait pas, en principe, au seul bénéfice des espèces qui l’occupent, mais en tant que celui-ci contribue à la diversité générale des écosystèmes ; la préservation de la biodiversité terrestre ne se fait pas, en principe, au seul bénéfice des espèces qui la composent et de l’humanité qui pourrait en tirer parti, mais en tant qu’elle contribue au foisonnement de la vie dont notre planète offre pour le moment un témoignage unique.

Les peuples autochtones vivant dans des milieux déclarés menacés ont bien compris la logique de cette prééminence de l’intérêt universel sur les intérêts locaux et comment ils pouvaient en tirer parti. En conséquence, ils ont commencé à se présenter comme des gardiens de la nature – notion abstraite inexistante dans leurs langues et leurs cultures – à qui la communauté internationale devrait confier la mission de veiller à leur échelle sur des environnements dont on mesure chaque jour un peu plus qu’ils les ont façonnés par leurs pratiques. Outre que cette revendication est une bonne façon de se prémunir contre les spoliations territoriales, elle entérine donc le fait que les feux de brousse des Aborigènes australiens, l’horticulture d’essartage en Amazonie et en Asie du Sud-Est ou le pastoralisme nomade au delà du cercle polaire ont profondément transformé la structure phytosociologique et la distribution des populations animales dans des écosystèmes en apparence vierge de toute transformation humaine. Cela dit, toutes les populations locales ne sont pas prêtes à brandir des valeurs universelles de façon à conserver une marge d’autonomie sur les portions de nature dont elles tirent leur subsistance. Si l’on en juge par ce qui se passe dans les Alpes avec le loup, dans les Pyrénées avec l’ours ou dans le Bordelais avec les palombes, ce serait même le contraire qui serait la norme en France : la revendication de particularismes locaux comme façon d’échapper à la tyrannie de l’universel.

Ne faudrait-il pas alors réformer nos principes les plus généraux pour prendre acte de ce qu’il existe une pluralité de natures et de façons de les protéger, pour ne pas imposer l’abstraction du bien public à ceux qui ont d’autres manières de composer des mondes communs, pour ne pas faire trop violence à tous ces peuples qui ont produit au fil du temps toutes ces natures particulières ? Car si l’on accepte l’idée que la philosophie des Lumières – pour considérable qu’ait pu être son rôle dans la promotion de la dignité humaine et l’émancipation des peuples – n’est qu’une façon parmi d’autres de poser les principes d’un vivre ensemble acceptable, alors il faut aussi admettre qu’il n’existe pas de critères absolus et scientifiquement fondés à partir desquels pourraient être justifiées des valeurs universellement reconnues dans le domaine de la préservation des biens naturels et culturels. Cela ne signifie pas que des valeurs maintenant acceptables par le plus grand nombre ne pourraient être décrétées par un acte normatif : le droit à vivre dans la dignité et sans renier sa langue, le droit à l’exercice du libre-arbitre dans la délibération sur l’intérêt public ou le droit à vivre dans un environnement sain sont très probablement des exigences que la plupart des humains pourraient défendre. Mais de telles valeurs ne sont pas intrinsèquement attachées à l’état d’humanité ; leur universalité devrait résulter d’un débat et d’un compromis, c’est-à-dire d’une décision commune dont il est douteux qu’elle puisse être obtenue de façon collective vu l’impossibilité de représenter avec équité la myriade des points de vue différents qui seraient en droit de s’exprimer sur ces questions [5].

La question se complique encore du fait que les valeurs sur lesquelles s’appuie la politique internationale de protection de la nature sont indissociables d’une cosmologie très particulière qui a émergé et s’est stabilisée en Europe au cours des derniers siècles, une cosmologie que j’ai appelée naturaliste et qui n’est pas encore partagée par tous les peuples de la planète, loin de là. Car le naturalisme n’est qu’une façon parmi d’autres d’organiser le monde, c’est-à-dire d’opérer des identifications en distribuant des qualités aux existants à partir des diverses possibilités d’imputer à un autre indéterminé une physicalité et une intériorité analogues ou dissemblables à celles dont tout humain fait l’expérience. De sorte que l’identification peut se décliner en quatre formules ontologiques :

- soit la plupart des existants sont réputés avoir une intériorité semblable tout en se distinguant par leurs corps, et c’est l’animisme – présent parmi les peuples d’Amazonie, du nord de l’Amérique du Nord, de Sibérie septentrionale et de certaines parties de l’Asie du sud-est et de la Mélanésie ;

- soit les humains sont seuls à posséder le privilège de l’intériorité tout en se rattachant au continuum des non-humains par leurs caractéristiques matérielles, et c’est le naturalisme – l’Europe à partir de l’âge classique ;

- soit certains humains et non-humains partagent, à l’intérieur d’une classe nommée, les mêmes propriétés physiques et morales issues d’un prototype, tout en se distinguant en bloc d’autres classes du même type, et c’est le totémisme – au premier chef l’Australie des Aborigènes ;

- soit tous les éléments du monde se différencient les uns des autres sur le plan ontologique, raison pour laquelle il convient de trouver entre eux des correspondances stables, et c’est l’analogisme – la Chine, l’Europe de la Renaissance, l’Afrique de l’Ouest, les peuples indigènes des Andes et de Méso-Amérique [6].

[Voir l’article lié concernant les éléments de classification des formes d’écologie symbolique]

http://www.dailymotion.com/video/kCVKFYOpqxZhwIto3X

Or, l’universalisme moderne est directement issu de l’ontologie naturaliste en ce qu’il part du principe que, derrière le fatras des particularismes que l’Homme ne cesse d’engendrer, il existe un champ de réalités aux régularités rassurantes, connaissables par des méthodes éprouvées, et réductibles à des lois immanentes dont la véridicité ne saurait être entachée par leur processus de découverte. Bref, le relativisme culturel n’est tolérable, et même intéressant à étudier, qu’en tant qu’il se détache sur le fond massif d’un universalisme naturel où les esprits en quête de vérité peuvent chercher secours et consolation. Les mœurs, les coutumes, les morales varient, mais les mécanismes de la chimie du carbone, de la gravitation et de l’ADN sont identiques pour tous.

L’universalisme des institutions internationales mettant en œuvre les politiques de protection de la nature est issu d’une extension au domaine des valeurs humaines de ces principes généraux appliqués à l’origine au seul monde matériel. Il repose en particulier sur l’idée que les modernes seraient les seuls à s’être ouvert un accès privilégié à l’intelligence vraie de la nature dont les autres cultures n’auraient que des représentations – approximatives mais dignes d’intérêt pour les esprits charitables, fausses et pernicieuses par leur pouvoir de contagion pour les positivistes. Ce régime épistémologique, que Bruno Latour appelle ‘l’universalisme particulier’ [7], implique donc nécessairement que les principes de protection de la nature issus du développement des sciences positives soient imposés à tous les non-modernes qui n’ont pas pu acquérir une claire appréhension de leur nécessité faute d’avoir suivi la même trajectoire que la nôtre, faute en particulier d’avoir pu imaginer que la nature existait comme une sphère indépendante des humains. Vous viviez jadis en symbiose avec la nature, dit-on aux Indiens d’Amazonie, mais maintenant que vous avez des tronçonneuses, il faut que l’on vous enseigne à ne plus toucher à vos forêts devenues patrimoine mondial du fait de leur taux élevé de biodiversité.

Comment faire pour que cet universalisme-là devienne un peu moins impérial, sans pour autant renoncer à la protection de la biodiversité comme un moyen de conserver au monde son magnifique chatoiement ? Une voie possible dont j’ai commencé ailleurs à explorer les détours, serait ce que l’on pourrait appeler un universalisme relatif, l’adjectif ‘relatif’ étant ici entendu au sens qu’il a dans ‘pronom relatif’, c’est-à-dire se rapportant à une relation.

L’universalisme relatif ne part pas de la nature et des cultures, des substances et des esprits, des discriminations entre qualités premières et qualités secondes, mais des relations de continuité et de discontinuité, d’identité et de différence, de ressemblance et de dissimilitude que les humains établissent partout entre les existants au moyen des outils hérités de leur phylogenèse : un corps, une intentionnalité, une aptitude à percevoir des écarts distinctifs, la capacité de nouer avec un autrui quelconque des rapports d’attachement ou d’antagonisme, de domination ou de dépendance, d’échange ou d’appropriation, de subjectivation ou d’objectivation. L’universalisme relatif n’exige pas que soient données au préalable une matérialité égale pour tous et des significations contingentes, il lui suffit de reconnaître la saillance du discontinu, dans les choses comme dans les mécanismes de leur appréhension, et d’admettre qu’il existe un nombre réduit de formules pour en tirer parti, soit en ratifiant une discontinuité phénoménale, soit en l’invalidant dans une continuité.

Mais si l’universalisme relatif est susceptible de déboucher sur une éthique, c’est-à-dire sur des règles d’usage du monde auxquelles chacun pourrait souscrire sans faire violence aux valeurs dans lesquelles il a été élevé, cette éthique reste encore à construire pierre par pierre, ou plutôt relation par relation.

La tâche n’est pourtant pas impossible. Elle exige de dresser un inventaire des relations entre humains, comme entre ceux-ci et les non-humains, et de s’accorder pour bannir celles qui susciteraient un opprobre général. On imagine aisément que les formes les plus extrêmes de rapports inégalitaires rentreraient dans cette dernière catégorie : par exemple, l’annihilation gratuite de la vie, la chosification des êtres doués de facultés sensibles ou l’uniformisation des habitudes de vie et des comportements. Et comme, du fait du consensus nécessaire pour aboutir à la sélection des relations retenues, aucune de celles-ci ne pourrait être dite supérieure à une autre, alors les valeurs attachées à des pratiques, des savoirs ou des sites singuliers pourraient s’appuyer sur les relations qu’ils mettent en évidence dans le contexte particulier de leurs usages, sans tomber pour autant dans des justifications contingentes ou fondées sur des calculs immédiats d’intérêts.

Par exemple, et pour revenir à la question de la protection de la nature, là où des humains considèrent comme normal et souhaitable d’entretenir des relations intersubjectives avec des non-humains, il serait envisageable de légitimer la protection d’un environnement particulier, non par ses caractéristiques écosystémiques intrinsèques, mais par le fait que les animaux y sont traités par les populations locales comme des personnes – généralement chassées, du reste, mais en respectant des précautions rituelles. On aurait donc une catégorie d’espaces protégés qui fonctionnerait pour l’essentiel en ‘régime animiste’ – en Amazonie, au Canada, en Sibérie ou dans la forêt malaise – sans que cela n’empêche d’y adjoindre aussi des justifications fondées sur des relations de type naturaliste – la maximisation de la biodiversité ou la capture du carbone, par exemple – pour autant que les relations du deuxième type, c’est-à-dire portées par des acteurs lointains, n’aillent pas trop à l’encontre des conditions d’exercice des relations mises en œuvre par les acteurs locaux. On voit sans peine que les relations permettant de légitimer la patrimonialisation de sites comme le Mont Saint-Michel ou les rizières en terrasses du nord de Luzon seraient tout autres : non plus la présence de non-humains traités comme des sujets, mais l’objectivation d’un projet de connexion entre le macrocosme et le microcosme dont seules les civilisations analogiques, où qu’elles se soient développées, ont pu laisser des traces.

Il y a beaucoup d’utopie là-dedans, dira-t-on ; sans doute, si l’on prend utopie dans le bon sens : comme une multiplicité d’avenirs virtuels frayant la possibilité d’une issue qui n’avait pas été envisagée auparavant.

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Notes

[1] P. Nabokov et L. Loendorf, Restoring a Presence : American Indians and Yellowstone National Park, Norman, University of Oklahoma Press, 2004

[2] Sur ce sujet, les analyses de R. Nash, Wilderness and the American Mind, New Haven, Yale University press, 1973 demeurent irremplaçables.

[3] La première partie de la thèse d’Adel Selmi, bientôt à paraître sous forme d’ouvrage séparé, constitue une précieuse histoire de la politique française de création de parc naturels dans l’empire (Le Parc National de la Vanoise. Administration de la nature et savoirs liés à la diversité biologique, 756 pages, thèse de l’EHESS) ; pour le cas de l’Indochine, voir F. Thomas, Histoire du régime et des services forestiers en Indochine française de 1862 à 1945. Sociologie des sciences et des pratiques scientifiques coloniales en forêts tropicales, Hanoi, Editions Thê Gioi, 1999.

[4] Sir Matthew Hale, The Primitive Origination of Mankind, Londres, 1677, p. 370, cité par C. Glacken, J., Traces on the Rhodian Shore. Nature and Culture in Western Thought from Ancien Times to the End of the Eighteenth Century, Berkeley, University of California Press, 1967 p. 481.

[5] Sur ce thème, voir les interventions réunies dans B. Latour et P. Gagliardi (sous la direction de), Les atmosphères de la politique. Dialogue pour un monde commun, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006.

[6] Pour un développement plus complet, voir Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

[7] B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991, p. 142.

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> Autrement :

Shining, décor, contexte et occasion de fonction

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Eclairage de la manière par laquelle des éléments a-signifiants influent sur un sujet. Note amicalement derobée au blog de l’anti-oedipe en question, elle même dérobée au séminaire de Félix Guattari sur la Schizo-Analyse du 09/12/80, lui-même derobé à l’air du temps, elle-même …

A certains égards l’analyse que porte Guattari sur le Shining de Kubrick nous amènerait peut-être à percevoir autrement le concept de contexte de Bateson, tout comme certains des développements de la biologie moderne. Quelques fragments de ces échos sont agencés ci-dessous en ouverture de la retranscription du séminaire.

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(…) Bateson propose (…) de distinguer une suite hiérarchisée de quatre catégories d’apprentissage classées le long d’une échelle de type logique. Cette tentative s’inscrit dans une révision de la pensée scientifique. « Elle suppose que l’observateur appartient  au champ même de l’observation et que, d’autre part, l’objet de l’observation n’est jamais une chose, mais toujours un rapport ou une série indéfinie de rapports. » (…)
Bateson, pour sa part, accorde la plus grande importance aux métarelations et « arrive à la simplicité par l’exclusion de tous les objets physiques ».
Le système de communication n’est pas l’individu physique, mais un vaste réseau de voies empruntées par des messages. Mais « Cet abandon des frontières de l’individu comme point de repère » ne signifie pas le chaos. Au contraire, la « classification hiérarchisée de l’apprentissage et/ou du contexte est une mise en ordre ». Bateson résume sa conclusion dans cette formule: « La contradiction entre le tout et la partie [...] est tout simplement une contradiction dans les types logiques [car] le tout est toujours en métarelation avec ses parties. » Source

Shining, décor, contexte et occasion de fonction dans Ecosophie ici et la 9782914777247FS
La fin de l’exotisme, par Alban Bensa

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Transcription orale de la conference UTLS d’Antoine Danchin, biologiste, directeur du département génomes et génétique à l’institut Pasteur, peut-on concevoir la cellule comme un ordinateur qui ferait des ordinateurs ? 

«  L’objet principal de la biologie n’est pas de comprendre quels sont les objets matériels qui forment les être vivants, mais quelles sont les relations entre ces objets, quel est le mécanisme qui permet de les créer. Ces relations entre ces objets ont quelque chose à dire avec le concept d’information (…)
Ce qui compte pour la biologie ce sont des fonctions et pas des objets. Alors comment relie-t-on des fonctions aux objets ? (…)
Au cours de l’évolution se crée des occasions de fonction (…)
Une fonction ne peut être réalisée qu’avec un objet concret, et donc elle sera liée à une structure (…)
Exemple métaphorique, c’est l’été, je suis assis à mon bureau qui est couvert de papiers. La fenêtre est ouverte dans mon dos, je suis en train de lire un livre et soudain le vent se lève. Qu’est-ce que je fais ? Je prends le livre et je le pose sur les papiers pour éviter qu’ils ne s’envolent. Et le livre vient d’acquérir une nouvelle fonction qui est celle de presse papier. Voilà comment une fonction apparait. J’ai donc utilisé ce que j’avais sous la main, aspect bricolage. Si je suis généticien et que j’analyse le « gène » du livre je dirais ceci est un livre, et je me serais complètement trompé parce que ceci est un presse-papier. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que plusieurs objets peuvent donc avoir une même fonction et que ces objets sont recrutés parmi ceux dont on dispose à un moment donné, dans un environnement donné.  »

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Séminaire de Félix Guattari sur la Schizo-Analyse du 09/12/80

 » (…) F : On est passé dans le champ où il faut rendre des comptes : tu es assis devant ou tu es assis derrière ? Tu es homme ou tu es femme ? Explique toi ! Tu ne peux pas être partout ! Il y a un langage ! C’est : oui/non, blanc/noir.

(…)

P : D’où ça vient ? D’où vient l’injonction ? À ce propos, je pensais au dernier film de S. Kubrick, Shining. 

Pour résumer : un homme est chargé de garder un hôtel, complètement isolé en plein hiver, où il sera seul dans cet immense espace avec sa femme et son gosse. On lui dit qu’il sera très bien payé, nourri, ce sera très bien, il vivra vraiment comme dans un palace (c’en est un). Mais à une condition : il doit savoir, quand même, qu’il y a une histoire. Il s’est passé un drame, ici, il y a quelques années : le gardien a tué à coups de hache sa femme et ses deux filles. C’est pourquoi on a beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui veuille bien reprendre la place. Lui, répond que ça lui est bien égal, au contraire ! C’est très drôle ! Très amusant ! « – Mais votre femme n’y verra pas d’inconvénient ? – Mais non, mais non, mais ma femme… » À sa manière de prononcer ces mots, on sent que déjà, de toutes façons, sa femme n’a pas voix au chapitre, la cause est entendue, c’est lui qui décide.

Il se retrouve donc là-dedans et, évidemment, est pris dans l’atmosphère de cet hôtel, qui est décrit vraiment « Kubrick » : c’est 2001, l’odyssée de l’espace, le vide énorme, un hôtel un peu vieux jeu, construit vers 1900, avec d’immenses pièces, des tentures et des meubles très américains, très fastueux et en même temps suranné.

En tant que spectateur, tu commences à vraiment suer l’angoisse alors qu’il n’y a rien du tout : il y a simplement du vide. Effectivement, petit à petit, cet homme est pris dans quelque chose qui est comme une injonction venue d’ailleurs.

Ce qui est très fort, à mon avis, c’est que, dans les moments où il commence à rêver, ou à imaginer, ou à délirer – on ne sait pas très bien, parce que c’est du rêve éveillé – il se trouve dans cet hôtel, cinquante ans auparavant. Alors, tout d’un coup, il y a du monde : il y a un barman qui le sert, etc.. Et on voit apparaître un certain type de relations aux hommes, dans une société où les hommes, les pères de famille étaient, quand même des gens qui se faisaient respecter. Et tous les hommes qu’il rencontre lui renvoient un discours de cette sorte : « Ce n’est pas parce qu’on est en 1980…, qu’il faut que tu te laisses faire par ta bonne femme et ton petit gosse ! »

À un moment donné, il rencontre fantasmatiquement – dans une espèce de délire – un ancien gardien qui lui dit : « Nous sommes là depuis toujours pour garantir – quand même ! – qu’on ne va pas se laisser faire. » C’est le moment où s’approfondit alors, complètement, sa paranoïa, et où, effectivement, il passe à l’acte : il commence à poursuivre sa femme avec une hache, et son gosse aussi.

L’idée géniale de Kubrick, c’est que, s’il n’arrive pas à faire ça, c’est parce qu’il y a, quelque part dans le jardin de l’hôtel, un labyrinthe taillé dans des massifs de buissons : le gosse se sauve dans le labyrinthe, le père n’arrive pas à l’y retrouver, et finalement, meurt de froid ; alors que le gosse, lui, arrive à en sortir.

Ce que j’ai trouvé extraordinaire, c’est l’idée qu’il y avait un lien, une connexion entre l’espace (son architecture, son dessin, le décor, la couleur, la disposition, la grandeur des pièces, la profondeur des couloirs, etc.) et un certain état de société, une certaine éthique, un certain type de fonctionnement des machines familiales, qui pouvait se transmettre tel quel, simplement au travers de ce décor. Du moment qu’il était là, cet homme était pris littéralement, dans une machinerie paranoïaque, transmise par le dix-neuvième siècle : « Tu ne vas pas être un mec moderne, qui fait la vaisselle, et qui se laisse monter dessus par le gamin ! Ça ne va pas du tout ! » Et, de fait, il répond à cette injonction ; il se passe un phénomène de cet ordre.

J’ai trouvé intéressante l’idée que la folie ne vient pas à quelqu’un, nécessairement dans une relation à d’autres sujets ; mais au travers de tout un dispositif architectural, et de décor qui tiennent lieu … 

F : d’agencements matériels, de montages. 

P : Plus qu’un territoire, c’est toute une culture : ces meubles, cette énorme cuisine, le garde-manger… 

F : les idéalités qui sont accrochées aux objets…

P : C’est cela. Une transmission comme ça.

Z : Un autre coup de génie de Kubrick, à propos de l’injonction, c’est la dimension phonétique.

C’est très frappant dès le début du film : dans ce gigantesque hôtel que tu viens de décrire, un môme fait du tricycle : Vrrrrououoummm ! Comme un fou ! très très vite. Il y a, évidemment, une succession de tapis, de marbres, de parquets, etc., et au niveau du son, toute une gamme se met en place, comme des ritournelles qui annoncent cette autre dimension, cet autre plan qui, à un moment donné, va complètement envahir cet homme.

C’est intéressant au niveau de ce que tu disais tout à l’heure : cette hétérogénéité des composantes – composantes complètement a-signifiantes – qui, à un moment donné, vont injecter un processus ; et qui ne font pas du tout appel – disons – à une réserve, à une quantité d’énergie quelconque, mais à des processus qualitatifs, hautement différenciés.

P : C’est vrai ! Le premier moment d’angoisse, c’est le tricycle. Le bruit. Sur le tapis, on n’entend rien, et puis, dès qu’il sort du tapis et qu’il est sur le marbre ! Là tu commences à avoir vraiment peur ! La bande son est extraordinaire !

X : Et la machine à écrire ?

P : Oui ! C’est un élément d’angoisse inouï ! Alors que ce n’est rien du tout ! (C’est quelque chose !)

(…)

shining4 dans Felix Guattari

P : J’aimerai revenir sur un exemple dont j’ai déjà un peu parlé ici : l’histoire de la folie d’un homme, dans le film de Stanley Kubrick, Shining.
Dans la tête et dans le corps de cet homme – qui fait un accès paranoïaque, passionnel et criminel – il semble se passer quelque chose qui s’est déjà passé avant, et peut-être pas seulement une fois. Une répétition, en quelque sorte, un rythme : il y a de nombreuses années déjà, le gardien a tué ses deux gosses, cela va se passer encore. On assiste donc, dans ce film, à la genèse d’une folie.

Quelles sont les conditions, les agencements, les méandres à réaliser pour qu’un homme, plongé dans un certain type de situation devienne fou ? Stanley Kubrick n’a pas les moyens de les exposer tous ; lui qui est un visuel essentiellement, va jouer sur les images, le décor, et un peu sur les sons – puisque le cinéma le permet -, et beaucoup moins, à mon avis, sur les significations, le signifiant, le langage. 

Mais ce qui est très intéressant, c’est que cette histoire n’est pas simplement celle d’une répétition pathologique, c’est aussi un processus de transformation auquel on assiste, à partir d’un certain type d’organisation sociale – et notamment d’organisation familiale. La place du père y est particulière, comme la place de l’argent, de la circulation de l’argent, des usages vestimentaires, des rapports entre sexes et entre âges. Cet ensemble est situé du côté de 1920, dans une certaine période du capitalisme américain, très particulière aussi : un peu avant la crise, un peu après la première guerre mondiale. Kubrick essaye de montrer comment on peut passer de cette situation, qui n’est pas du tout une folie, mais une situation normale pour des millions d’américains à un moment donné, à une situation individualisée complètement pathologique – une situation singulière d’après coup, dans un autre temps, dans un autre monde.

Du point de vue d’une réflexion sur la genèse d’une psychose – qu’est-ce qui rend fou ? -, les hypothèses passent par :
- des séries d’objets constituées comme telles – des instruments, au sens Lévi-Straussien. C’est un monde déjà très formé, une substance déjà très travaillée.
- mais ensuite, des choses plus abstraites : un certain type de décor, de découpage des couloirs, de proportions entre les couloirs et leurs coudes ; la succession des couloirs, la largeur de l’escalier ; l’utilisation des volutes, des angles droit ou des angles aigus dans la décoration ; et bien sûr, les couleurs.
- Le découpage de l’espace. La fin du film le confirme complètement : c’est un découpage très particulier de l’espace – labyrinthique – qui va permettre, finalement, au gosse de déjouer la folie du père et de le mettre à mort.

Autrement dit, la genèse de cette folie a lieu, d’abord et avant tout, comme une transmission topologique et figurale d’un univers – idéologique, moral, esthétique, économique, etc. – qui induit successivement un certain nombre d’étapes : 

1/ Une première étape hallucinatoire.
Ayant quitté le monde pour aller là-bas dans les Rocheuses, lui qui est déjà loin de tout parce qu’il se veut écrivain, donc solitaire, cet homme se retrouve dans un espace vide, déshabité, loin de la situation d’équilibre.
L’hôtel lui-même est dans une position anormale par rapport à sa situation d’équilibre : il est vide ; il n’y a, effectivement, personne, et tout cela ne sert à rien qu’à l’enclore, cet homme. On entend des bruits et des voix qui parlent. C’est l’entrée déjà dans un premier niveau de psychose hallucinatoire.

2/ Puis, les hallucinations deviennent carrément visuelles : c’est la rencontre, dans la salle de bains, de personnages qui sont morts, et même pourris. 

3/ Ensuite – chose très intéressante -, la mutation porte sur l’hôtel lui-même. C’est la scène où l’ascenseur saigne. Du sang sort de l’ascenseur, non que le crime soit tellement sanglant que cela finisse par couler à travers l’ascenseur, mais tout simplement, cette chose qui est de pierre, de bois et d’éléments métalliques, peut saigner exactement comme un corps humain. Une sémiologie du corps humain vivant, biologique – avec la circulation sanguine et le reste – s’est littéralement introduite dans l’hôtel pour en faire un corps. Jack n’est pas dans un hôtel, mais dans un immense corps, qui saigne, où il y a des tuyaux – et peut-être bien que les couloirs sont des tubes digestifs ou des uretères, on a cette impression.

4/ La transformation temporelle. Tout d’un coup, cet homme se retrouve exactement dans la situation de 1920 : il entre dans le salon, et les gens qui se tenaient là en 1920, sont là et se comportent avec lui de façon très anachronique. Il y a des signes précis : le dollar qui n’est plus le même, le barman de 1920, la façon de parler. Mais, il y a aussi des signes beaucoup plus imprécis, et néanmoins très pertinents : ainsi, les types de rapports de complicité entre les hommes. Brusquement, cet homme retrouve un univers dans lequel le statut de l’homosexualité et la place du père dans la famille et la société étaient très différents. Les voix lui disent : « Tu ne vas pas te laisser faire par ta femme et ton gosse ! Qu’est-ce que cela veut dire ! On ne te délivre (du garde-manger où il est enfermé à un moment du film, par sa femme) que si tu promets de ne pas te laisser faire et de reprendre à ton compte le XIXè siècle, l’aube du capitalisme et nous-mêmes. Reprends-nous à ton compte ! » 

5/ Se retrouver en 1920, c’est quand même faire 60 ans en arrière, et là se déclenche la folie meurtrière, qui porte sur tout ce qui limite. Genèse, donc, de cette folie et enchaînement d’articulations très insolites de codes, de séries, d’espaces et de substances, complètement hétérogènes les uns aux autres, dans lequel Kubrick – parce qu’il est cinéaste – privilégie l’aspect topologique. À la fin, une solution : tuer ; il n’y en a pas d’autre ; il est vraiment fou, cet homme, et la solution, c’est d’en finir avec ça.

Mais d’une certaine manière, la solution sera, elle aussi, topologique : la communication avec le nègre qui vient de très loin pour essayer de sauver femme et enfant, ça ne marche pas. La seule chose qui marche, c’est d’entraîner le père dans un espace de rupture avec le fameux hôtel (Château – Procès – Kafka, etc.). Dans une tout autre topologie, évoquant différemment. C’est un espace labyrinthique où le gosse introduit – par une astuce consistant, à un moment donné, dans la neige, à reculer dans ses propres traces, et à se mettre de côté – une autre dimension, qui est la dimension verticale.

Le père arrive, suit les traces. Tout à coup, les traces s’arrêtent. Il ne comprend pas. Son visage se relève, comme s’il pensait à ce moment-là que le gosse s’est envolé, littéralement, à cet endroit. Le surgissement de cette troisième dimension signe la mort du père ; déjà, il était blessé par la mère, mais dans une mythologie beaucoup plus œdipienne : elle lui avait donné un coup de couteau sur la main. Il y avait, donc, tout ce qu’il fallait pour qu’il meure. Mais il ne serait pas mort s’il n’y avait pas eu ce bouleversement, tout à coup, de l’espace. C’est peut-être là, effectivement, le point de singularité sur lequel le gosse sauve sa vie. 

Shining… Kubrick, lorsqu’on l’interviewe sur ce film, dit que ces histoires de communication, en fait, ne l’intéressent pas du tout ; il sait que les américains achètent cela beaucoup, alors il a fait un film sur les communications extra-psychiques. Ce qui, semble-t-il, l’intéresse vraiment, c’est aller le plus loin possible dans la vraisemblabilité (tout ce qui peut marcher, mais sans faire appel au Bon Dieu : la seule concession qu’il fait au surnaturel dans ce film, c’est au moment où les fantômes disent à Jack : « Si tu reprends la tradition des hommes qui savent se faire respecter, on t’ouvre le garde-manger et tu vas pouvoir sortir. » Effectivement, après, on le voit sorti du gardemanger. Alors là, mystère ! C’est le seul moment où intervient un phénomène inexplicable, ou inexpliqué.) Tout peut être analysé dans ce film, même s’il manque des chaînons. Stanley Kubrick, par ce souci effectif du vraisemblable, est un clinicien à sa manière.

Je trouve des plus intéressante cette idée que les murs, les figures, les lignes, les couleurs, toutes ces choses qui n’ont absolument rien à voir avec…, ont quand même à voir avec. Comme une contagiosité, la saleté, l’infection passent aussi, tout simplement, par les traits, la pente, l’organisation des lignes.




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