Ici et là, naviguant dans nos fragments nous avons pu constater des incohérences ou des impensées gravitant autour de la perspective écologique. De celle que nous appelons moyenne pour le dire vite.
Derrière les slogans « sauver la terre et combattre cela », manque la question de l’homme alors même que c’est bien de l’intrusion des effets (des effets) de ses propres actions dont il est question au présent. Manque des mots pour le dire (l’intrusion), de la fonction artistique pour donner à sentir, manque de circulation des affects, des productions désirantes et des occasions d’expérimentations collectives, etc. Alors comment donner à nos savoirs une puissance d’agir ?
Semblant interférer avec ces lignes, quelques fragments de paroles d’Isabelle Stengers, Yves Citton et Fréderic Neyrat issus de l’émission Les vendredis de la philosophie : « Vivons-nous une époque catastrophique ? », France Culture, le 27 Février 2009.
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Petite capture
(synthèse d’ecoute subjective)
Du manque des mots pour le dire à l‘intérêt de pouvoir nommer. Certains de nos mots les plus lourds (risque, prévention) procèdent d’un devenir inaudible, en ce qu’ils participent à coaguler un continuum temporel artificiel qui nous fait manquer le présent, l’irruption. Du jaillissement d’une nouveauté radicale, leur usage, manière de désigner encombrée, ne relèvent que d’une stratégie d’accommodation visant à produire une continuité historique, outil dans lequel nous pouvons continuer de puiser les sources de nos prévisions, business as usual, d’alimenter des grilles de risques, de produire des dangerosités, de (re)édifier les mêmes politiques de préventions.
Ce faisant, nous pouvons toujours continuer à vivre de la même manière, à faire l’économie – par l’économie – de penser un rapport (une attention) au monde nouveau (nouvelle). Ou comment parler du changement (mon message concerne le changement) sans que rien ne change (le métamessage est que ceci n’est pas un changement).
Pour en sortir (de cette double contrainte), il conviendrait de pouvoir fabriquer les mots nous permettant de penser ce qui nous arrive (changement climatique, prise de conscience des boucles d’interactions qui passe entre les choses). Or dans cet entre-deux (épistémès ?) étrange, où toute formulation nouvelle est bien difficile, voilà le temps où fiction et imagination, en tant que créatrices de figures nouvelles, peuvent susciter ce dont nous avons besoin, et que nous ne faisons tout juste que pressentir.
Donner à sentir, donner à penser autrement. Sortir de ce qui est déjà donné, des catégorisations inattentives come inopérantes qui prétendent non seulement ne pas avoir participé au processus catastrophique, pire, à le guérir.
On ne protège pas sans transformer. Mais transformer quoi ? La catastrophe est moins située dans l’environnement que dans les esprits, la façon dont ils pensent et dont ils ne pensent pas au (le) présent. La fiction ouvre sur des choses qu’on ne peut pas constater dans le donné, fraie des possibles. Le dehors nous arrive, ses changements, mais qu’est-ce que nous en faisons ? La fiction ou la fabrique de figures instauratrices pour nous forcer à l’imaginer autrement. Figures ou fictions qui ne disent pas le vrai mais provoquent le sentir et le penser.
Ainsi, prendre en considération l’aspect transitoire des choses, transformer nos manières d’être et de vivre, nécessite de nouvelles fictions instauratrices. Se libérer des déluges et autres figures de la culpabilité pour avancer, produire du commun et activer les savoirs à travers les nouvelles formes d’expérimentations collective qu’elles permettent.
Ce petit blog s’arrête donc ici pour s’orienter autrement, vers ces nouvelles figures et fictions d’un principe d’attention dont nous n’avons finalement fait, en tournant sur nous-même, que pressentir la pleine et entière nécessité.
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Fragments de paroles
(dans l’ordre de l’émission, retranscription partielle par mots-clés)
- (Y. Citton) La vraie catastrophe c’est le processus qui mène à la catastrophe.
- (F. Neyrat) Nous sommes dans le fourre-tout. Les phénomènes que l’on peut penser disjoints se mettent en communication entre eux.
(…) Est-ce bien la question de la nature ? L’intrusion à laquelle on a à faire ça serait plutôt l’intrusion de l’homme, de l’humanité. De l’humanité vis-à-vis d’elle-même (co-intrusion avec Gaïa). Pas de nature pure. Un nuage radioactif, c’est-à-dire un mélange de technique et de nature. Ce à quoi on a à faire ce sont aux effets de nos propres actions. On ne s’attaque pas au changement climatique, on s’attaque aux causes, c’est-à-dire ce que nous produisons. Nous assistons à la montée sur scène de ce que nous faisons nous-mêmes.
- (I. Stengers) Le point nouveau ce n’est pas qu’il y ait des catastrophes, mais bien qu’il y ait une mise en communication des différents facteurs. Instabilité radicale, transition vers un nouveau régime de l’ensemble des processus, jamais maîtrisables, mais dont nous tirions profit.
(…) Qu’avons-nous fait ? Nous = culpabilité ? Gémissement du nous devrions tous payer. Mais la question que je voudrais poser, c’est qu’est-ce qu’on nous a fait ? Qui est-ce nous ? Qu’est-ce qui fait que l’art de faire attention ait été dévasté ? Qu’est-ce qui fait que nous avons appris à ne pas faire attention ?
- (Y. Citton) Que faisons-nous ? La catastrophe c’est aussi ce qu’on fait maintenant tous les jours. Ce qui ne se voit pas.
- (I. Stengers) Pharmacone. Drogue ou remède en fonction de la manière dont on l’utilise, une forme de l’art de faire attention qui consiste à ne pas demander de garantie à ce qui pourrait être important pour nous. Qu’avons-nous fait ? Au sens de généralisation culpabilisante qui ne communique pas beaucoup avec l’action.
- (F. Neyrat) Inscrire la catastrophe dans une continuité c’est rater la spécificité du présent (déjà vu, religiosité). Cohorte de concepts associés qui rendent insensibles à ce qui arrive. Rendre impossible de faire attention. Comprendre ce que nous n’avons pas fait (histoire négative pour sortir de la culpabilité).
(…) Lacan. Ce n’est pas de notre faute, c’est de notre fait. Obsession de la protection. Double contrainte. Superposition des phénomènes, inextricabilité. Il faut distinguer différents type d’usage de la catastrophe. Prévention, dangerosité, risque et potentialité versus atteintes réelle dans le tissu de nos vies : les dommages.
- (I. Stengers) Sentiment d’impuissance, panique froide. Nous écoutons sans y croire. Pour en sortir, nommer les choses. Ce qui m’inquiète, me fait penser, c’est ce moment de panique froide. Alors que des choses devraient se produire, rien ne se produit que du cosmétique. Et on le sait, tout le monde le sait, le savoir est là. Parfaitement présent, le savoir est impuissant. Alors comment donne-t-on à ce savoir une puissance ? Avant qu’il ne soit trop tard, avant que le capitalisme ne soit réorganise la situation à son mode ? (…)
Gaïa célèbre le tenir ensemble actif, donc instable, de ce qui fait de la terre une planète vivante. Gaïa revenant parmi nous est revenue par les scientifiques. Ils ont ainsi crée au-delà de Prométhée une nouvelle figure qui peut nous forcer à imaginer autrement. Figure ou fiction, nommer Gaïa est une opération (fabrique) qui ne dit pas le vrai mais provoque le sentir et le penser. Nous ne pouvons rien sur Gaïa, mais Gaïa peut changer de régime, et c’est ce qui nous menace.
- (Y. Citton) Il est question de la fiction comme condition de survie, la fiction en ce sens où la fiction fraie des possibles, où la fiction ouvre des choses qu’on ne peut pas constater dans le donné, ouvre des possible. La catastrophe est dans le processus et non dont l’évènement. La catastrophe est moins située dans l’environnement (notion ?) que dans les esprits (la façon dont on pense et dont on ne pense pas maintenant) où se coagule le chemin de la catastrophe. De plus, la catastrophe est dans un certain réalisme. Celui des experts, de l’administration du désastre et de la soumission durable qui ne se base que sur du donné.
- (I. Stengers) Ce réalisme j’ai décidé de l’appeler bêtise. Les formules comme « les gens ne sont pas capables de », « ce serait la porte ouverte à » … La catastrophe de ce réalisme c’est l’impuissance. Quand est-ce nous seront capables de la faire balbutier cette bêtise ?
- (F. Neyrat) Il ne suffit pas de protéger. On ne protège pas sans transformer. La prise en considération d’une vulnérabilité (les choses tiennent à peu de choses) nécessite un changement radical, pas de vivre sous la menace. Pas plus qu’elle ne repose sur l’humilité, en rajouter sur les problèmes, ou la sacralité, façons de se rendre insensible à nous-mêmes. Mettre de l’intouchable alors que l’intouchable c’est nous. Prendre en considération l’aspect transitoire des choses, transformer nos manières d’être et de vivre, nécessite de nouvelles fictions instauratrices (produire du commun).
- (I. Stengers) La question n’est pas « nous avons été arrogants soyons humbles à présent ». La question c’est qu’est-ce qui nous est arrivé ? Qu’est-ce qu’on nous a fait (pour perdre l’attention) ?
- (Y. Citton) Deux communautés. Premièrement, une communauté d’affections (air, eau, nous sommes tous affectés). Il y a du radicalement nouveau, on sait qu’on est sensible, on sait qu’on est exposé, mais on réfléchit aussi à la manière dont les affects passent dans cette mise en communication des différents facteurs (communauté d’affects, quelle modalités de transmission des affects, des motivations ? Quelle structure médiatique ?). Deuxièmement, une communauté d’expérimentation collective, l’appel à la fabrication d’expériences collectives. Que pouvons-nous faire. Communiquer, faire circuler.
- (I. Stengers) Il faut faire avec, l’intrusion, ça nous arrive, alors qu’est-ce qu’un fait avec. On accompagne ceux des mots qu’on a tenté de fabriquer. Fabriquer des mots qui nous permettent de penser ce qui nous arrive. Un moment bizarre où c’est seulement la fiction et l’imagination qui peut susciter ce dont nous avons besoin.
- (F. Neyrat) Comment on intervient là-dedans, la catastrophe, dans ce mot qui est donné, dans la circulation des discours courant ? Quelque chose nous oblige à penser. L’intérêt d’intervenir là où ça parle.
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-> Entendre, voir :
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Les vendredis de la philosophie : « L’écophilosophie », France Culture, le 20 Février 2009.
-
Une semaine consacrée à l’Ethique de Spinoza, Les nouveaux chemins de la connaissance, France Culture.
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L’Évolution créatrice d’Henri Bergson, quelle révolution philosophique propose « L’Évolution créatrice » d’Henri Bergson ? Par Bernard Bourgeois, Canal Academie.
(+ Matière et mémoire, pdf) -
Le propre, c’est le sale, commentaire de l’ouvrage de Michel Serres « Le mal propre : Polluer pour s’approprier ? », Canal Academie.
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« Einstein et Spinoza », par Gustavo Cevolani.
(+ site Hyper-Spinoza).
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« Le prix Nobel d’économie Amartya Sen a consacré à cette question son dernier livre : Identité et violence. L’illusion d’une destinée. Nous sommes tous, rappelle-t-il, faits d’identités multiples et changeantes : familiale, culturelle, professionnelle, biologique, religieuse, philosophique, géographique, etc., dont la conjugaison fonde à la fois notre singularité et notre universalité. Enfermer une personne ou un groupe de personnes dans l’une de ces identités comme si c’était la seule est pour lui la source essentielle de discrimination, d’exclusion et de violence dans le monde. »
Propos de Jean-Claude Ameisen, exprimées lors de l’entretien mené avec Aliocha Wald Lasowski, intitulé : « Du vivant à l’éthique », in Pensées pour le nouveau siècle (sous la direction d’Aliocha Wald Lasowski), Ed. Fayard, 2008, pp. 282-283.