http://www.dailymotion.com/video/k5k6VSWXLVTq1zniEA
« Spinoza dans toute son œuvre ne cesse de dénoncer trois sortes de personnages : l’homme aux passions tristes ; l’homme qui exploite ses passions tristes, qui a besoin d’elles pour asseoir son pouvoir ; enfin, l’homme qui s’attriste sur la condition humaine et les passions de l’homme en général »
Spinoza, Philosophie pratique par Gilles Deleuze.
***
Faire barrage aux passions tristes
Qui répand la tristesse et pourquoi ? L’écologie, dans sa pratique, c’est-à-dire les gens qu’on y croise et les passions qui les animent, vous donnent souvent à entendre différente formes d’anthropologies simplistes, le plus souvent négatives. C’est bien connu, l’homo-ecologicus fait aussi l’économie de tout excès de pensée. Il faut agir et vite. A vrai dire peut importe les bases de l’action, après tout nous avons tout dépassé, et en premier lieu la politique. Merci aux autres d’avoir fait les conneries à notre place, nous qui parlons aujourd’hui à la place de la Terre. Rien de moins.
Mais si nous cherchions à comprendre à minima les diverses motivations psychologiques susceptibles de nous pousser vers une activité écologique, à pouvoir (en) dire ceci plutôt que cela, comment ne pas être consterné des ressentiments, idées inadéquates, qui se creusent dans le discours moyen ? L’homme imparfait, pêcheur parasite qui saccage tout sur son passage. Heureusement que les bêtes et les herbes sont bien gentilles, car malheureusement nos parents étaient des inconscients dont la nature se vengera à plaisir. Et mieux encore, et ainsi de suite pour tant de poésie dans les discours !
Mais comment en vient-on à pouvoir dire cela ? Par quel genre de connaissance ? Par quels medias ?
Ici, la lecture de Spinoza est un véritable médicament.
***
CHAPITRE XII de l’appendice de l’Ethique IV (Traduction Roland Caillois, Gallimard, 1954)
Il est avant tout utile aux hommes de nouer des relations entre eux, de se forger ces liens qui les rendent plus aptes à constituer tous ensemble un seul tout, et de faire sans restriction ce qui contribue à affermir les amitiés.
CHAPITRE XIII de l’appendice de l’Ethique IV (Traduction Roland Caillois, Gallimard, 1954)
Mais, pour cela, il faut habileté et vigilance. Car les hommes sont divers (ils sont rares, en effet, ceux qui vivent selon les préceptes de la Raison), et cependant envieux pour la plupart, et plus enclins à la vengeance qu’au pardon. Aussi, pour les supporter tous, chacun avec son naturel propre, et se retenir d’imiter leurs sentiments [affect], il faut une singulière puissance d’âme [esprit]. Et ceux qui, au contraire, savent blâmer les hommes et leur reprocher leurs vices plutôt qu’enseigner les vertus, briser les âmes des hommes et non les rendre forts, ceux-là sont insupportables à eux-mêmes et aux autres. C’est pourquoi, beaucoup, à l’âme trop impatiente et animés d’un faux zèle de religion, ont préféré vivre parmi les bêtes que parmi les hommes ; de même des enfants, des jeunes gens, incapables de supporter d’une âme égale les réprimandes de leurs parents, se réfugient dans le métier de soldat et choisissent les inconvénients de la guerre et l’autorité d’un chef de préférence aux avantages de la famille et aux remontrances paternelles, et acceptent n’importe quel fardeau, pourvu qu’ils se vengent de leurs parents.
***
Voilà bien un texte qui n’a malheureusement que trop peu perdu de son actualité, et que de nombreux soldats verts semblent curieusement devoir réactualiser point par point.
Et pourtant ! Quelle bien malheureuse condition nous condamne à ne pouvoir travailler qu’avec et sur le matériel humain. Un matériel qu’il ne s’agit pas de juger dans sa nature, mais bien de comprendre. Celui qui parle, celui qui observe. Quand un Spinoza étudie la Nature, c’est pour montrer que l’homme est Nature, car de l’étude de la Nature naturée, il ne peut tirer qu’une connaissance supplémentaire de sa propre nature. Tout comme l’auteur de ces quelques lignes propose d’avantage un symptôme de ses sélections que la connaissance d’un Spinoza, soyons cohérent. Alors avec quoi l’homme peut et pourquoi il se combine ? Avec quoi et comment il entre en rapport avec pour devenir plus puissant, participe à de nouvelle machines pour déployer son désir.
« L’illusion des valeurs ne fait qu’un avec l’illusion de la conscience: parce que la conscience est essentiellement ignorante, parce qu’elle ignore l’ordre des causes et des lois, des rapports et de leurs compositions, parce qu’elle se contente d’en attendre et d’en recueillir l’effet, elle méconnaît toute la Nature. Or il suffit de ne, pas comprendre pour moraliser. Il est clair qu’une loi, dès que nous ne la comprenons pas, nous apparaît sous l’espèce morale d’un Il faut. »
Spinoza, Philosophie pratique par Gilles Deleuze.
Une perception de ce qui passe entre les choses
Dans un monde fait de circuits contingents qui s’entremêlent, comment répondre a un problème ici sans en créer un autre là-bas ? Prudence et sagesse dans les compositions et décompositions du tissu de la Nature. Tout en dénonçant la vitesse des techniques, la pensée écologique moyenne réclame l’urgence, tout comme autrefois il y avait urgence à paver les routes. Il ne suffit pas de vouloir (libre décret) faire autrement que ses parents. L’enfer est pavé de bonnes intentions comme dit la maxime des biocarburants. Planter des arbres participe ici à la reconduction d’un équilibre, là-bas, à l’accentuation d’un déséquilibre. A une autre échelle de temps et d’espace, en fonction de boucles entrelacées de rétroactions qui débordent très largement la capacité d’analyse de nos modèles, sans même parler de notre conscience. Heureusement que nous avons les machines à calcul pour calculer. De tout cela découle surtout l’impérieuse nécessité de l’expérimentation à petite échelle, et quoi qu’il en soit, de l’agir local à partir de notions communes.
De la pensée de Spinoza nous parvient aujourd’hui un autre point très important. La valeur que nous portons à telle ou telle chose n’est pas tant dans la chose elle-même que dans les relations dont nous sommes capables avec cette chose. De quels affects sommes-nous capable dans telle ou telle rencontre ? Gagner en puissance, c’est gagner en capacité d’affect, c’est-à-dire en capacité de lecture et d’écriture des intensités du monde, pour de nouvelles idées, de nouvelles perspectives, et donc pratiques et usages. Nul besoin de multiplier la consommation d’objets, ce sont les rapports avec ces mêmes objets qu’il convient de multiplier et de faire cohabiter. Cohabitation des usages et des pratiques, soit une possible définition de l’écologie au sens large.
***
http://www.dailymotion.com/video/k7GJ9bO6wxCDWOymWu
***
L’écologie est un chemin qui passe par l’éveil d’une conscience individuelle, une micropolitique de soi dont l’action collective demeure cependant la référence en acte. Ce qui importe, c’est bien de pouvoir donner au plus grand nombre d’individus possibles l’accès aux territoires, aux machines, aux ressources et matières qui leur permettront de réaliser leur utile propre, de pouvoir s’affirmer, c’est à dire de déployer leur joie. L’important c’est de nourrir à sa façon le terreau collectif dans lequel tout un chacun pousse et puise sa nourriture. De ce qu’il gagne, nous gagnons. C’est donc aussi s’assurer de la diversité des images et des représentations, comme de l’accès aux territoires et aux matières (eau, air, …).
***
http://www.dailymotion.com/video/k3vMBZnoOe4fnymiHh
***
Eveil de la conscience individuelle et nourriture du terreau collectif sur un chemin parallèle, mais pas uniquement par la connaissance des phénomènes, que celle-ci soit d’ailleurs mutilée ou pas. La trajectoire de la sagesse se distingue de celle du savoir. Ou chez Spinoza, cette alchimie de la transformation de la connaissance en affect actif pour un devenir cause de soi. La connaissance seule ne suffit pas, seul un désir peut vaincre un autre désir.
Alors comment participer à créer un désir d’écologie ? Surement pas en multipliant ad libitum les peurs et angoisses, mais dès maintenant, une fois la prise de conscience d’un changement validée dans et par les medias, par l’incitation à l’expérimentation, à la recombinaison individuelle des différents savoirs que l’écologie englobe. Expérimentation et durabilité marchent main dans la main.
La question du mal
S’il n’y a pas de mal à manger de la viande en soi, à couper un arbre en soi, et ainsi de suite, se pose malgré tout la question du du mal ou de l’excès dans un tel système. Après tout l’utile propre de tel individu peut bien être de couper des arbres, tuer les vaches à coup de pied et ainsi soit-il. De l’utile propre, on pourrait déjà dire que voilà bien exprimé la nécessité de ne pas en rester à une seule morale du tu ne dois pas. Seulement, où celui-ci s’arrête-t-il ? Deleuze nous apporte ici un éclairage assez décisif.
« Qu’est-ce qui est positif ou bon dans l’acte de frapper, demande Spinoza[1] ? C’est que cet acte (lever le bras, serrer le poing, agir avec vitesse et force) exprime un pouvoir de mon corps, ce que mon corps peut sous un certain rapport. Qu’est-ce qui est mauvais dans cet acte ? Le mauvais apparaît lorsque cet acte est associé à l’image d’une chose dont le rapport est par là même décomposé (je tue quelqu’un en le frappant). Le même acte aurait été bon s’il avait été associé à l’image d’une chose dont le rapport se serait composé avec le sien (par exemple, battre du fer). Ce qui veut dire qu’un acte est mauvais chaque fois qu’il décompose directement un rapport, tandis qu’il est bon lorsqu’il compose directement son rapport avec d’autres rapports[2]. On objecte que, de toute manière, il y a à la fois composition et décomposition, décomposition de certains rapports et composition de certains autres. Mais, ce qui compte, c’est de savoir si l’acte est associé à l’image d’une chose en tant que composable avec lui, ou au contraire en tant que décomposée par lui. Revenons aux deux matricides : Oreste tue Clytemnestre, mais celle-ci a tué Agamemnon, son mari, le père d’Oreste ; si bien que l’acte d’Oreste est précisément et directement associé à l’image d’Agamemnon, au rapport caractéristique d’Agamemnon comme vérité éternelle avec laquelle il se compose. Tandis que, quand Néron tue Agrippine, son acte n’est associé qu’à cette image de mère qu’il décompose directement. C’est en ce sens qu’il se montre « ingrat, impitoyable et insoumis ». De même, quand je donne un coup » avec colère ou haine », je joins mon action à une image de chose qui ne se compose plus avec elle, mais au contraire est décomposée par elle. Bref, il y a certainement une distinction du vice et de la vertu, de la mauvaise et de la bonne action. Mais cette distinction ne porte pas sur l’acte même ou son image (aucune action considérée en soi seule n’est bonne ou mauvaise). Elle ne porte pas davantage sur l’intention, c’est-à-dire sur l’image des conséquences de l’action. Elle porte uniquement sur la détermination, c’est-à-dire sur l’image de chose à laquelle est associée l’image de l’acte, ou plus exactement sur la relation de deux rapports, l’image de l’acte sous son propre rapport et l’image de chose sous le sien. L’acte est-il associé à une image de chose dont il décompose le rapport, ou avec laquelle il compose son propre rapport ?
Si c’est bien là le point de distinction, on comprend en quel sens le mal n’est rien. Car, du point de vue de la nature ou de Dieu, il y a toujours des rapports qui se composent, et il n’y a rien d’autre que des rapports qui se composent suivant des lois éternelles. Chaque fois qu’une idée est adéquate, elle saisit précisément deux corps au moins, le mien et un autre, sous l’aspect d’après lequel ils composent leurs rapports (« notion commune »). Au contraire, il n’y a pas d’idée adéquate de corps qui disconviennent, pas d’idée adéquate d’un corps qui disconvient avec le mien, en tant qu’il disconvient. C’est en ce sens que le mal, ou plutôt le mauvais, n’existent que dans l’idée inadéquate et dans les affections de tristesse qui en découlent (haine, colère, etc[3]). »
Spinoza, Philosophie pratique par Gilles Deleuze.
***
http://www.dailymotion.com/video/k1jrLLMweHoEEhTChM
***
Libéré des passions imaginaires, l’homme raisonnable comprend que rien ne lui est plus utile que l’homme vivant sous la conduite de la raison. Il ne peut donc vouloir la destruction de ses moyens de reproduction et de croissance, comme il ne peut vouloir l’excès de ses propres passions. Gagner en puissance, oui, mais sûrement pas en détruisant les rapports, les relations, les flux qui constituent le support de son existence. Les idées adéquates source de joie sont en elles-mêmes la compréhension du commun entre les corps dans leurs rapports.
***
ETHIQUE V, PROPOSITION III
SCOLIE
Puisqu’il n’y a rien d’où ne suive quelque effet (selon proposition 36, partie I), et que tout ce qui suit d’une idée qui est adéquate en nous, nous le comprenons clairement et distinctement (selon la proposition 40, partie II), chacun a le pouvoir de se comprendre, soi-même et ses sentiments, clairement et distinctement, sinon absolument, du moins en partie, et par conséquent de faire qu’il soit moins passif dans ces sentiments. C’est donc à cela surtout que nous devons apporter nos soins, à connaître chaque sentiment, autant qu’il est possible, clairement et distinctement, afin qu’ainsi l’esprit soit déterminé par le sentiment à penser ce qu’il perçoit clairement et distinctement et en quoi il trouve pleine satisfaction ; et par conséquent, afin que le sentiment même soit séparé de la pensée d’une cause extérieure et associé à des pensées vraies. Alors non seulement l’amour, la haine, etc., seront détruits (selon la proposition 2), mais aussi l’appétit ou les désirs, qui naissent d’ordinaire d’un tel sentiment, ne pourront plus être excessifs (selon la proposition 61, partie IV). Il faut, en effet, remarquer, avant tout, qu’il n’y a qu’un seul et même appétit qui fait que l’on dit l’homme actif aussi bien que passif. Par exemple, nous avons montré que la nature humaine est disposée de telle sorte que chacun désire (appétit) que les autres vivent selon son naturel propre (voir le scolie de la proposition 31, partie III). Or cet appétit, cher un homme qui n’est pas conduit par la Raison, est une passion, qu’on appelle l’ambition et qui ne diffère pas beaucoup de l’orgueil. Au contraire, chez un homme qui vit selon le commandement de la Raison, c’est une action ou (seu) une vertu, qu’on appelle moralité (pietas) (voir le scolie 1 de la proposition 37, partie IV, et la seconde démonstration de cette même proposition). Et ainsi tous les appétits ou désirs sont des passions dans la seule mesure où ils naissent d’idées inadéquates, et ils sont assimilés à la vertu quand ils sont provoqués ou engendrés par des idées adéquates. Car tous les désirs par lesquels nous sommes détermines à faire quelque chose peuvent naître aussi bien d’idées adéquates que d’idées inadéquates (voir la proposition 59, partie IV). Et (pour en` revenir à mon point de départ), en dehors de ce remède aux sentiments, qui consiste dans leur connaissance vraie, on n’en peut concevoir aucun autre qui soit supérieur et dépende de notre pouvoir, puisqu’il n’y a aucune autre puissance de l’esprit que celle de penser et former des idées adéquates, comme nous l’avons montré plus haut selon la proposition 3, partie III).
***
Une combinaison avec Bergson ? Deleuze en passeur … vers un Bateson ?
http://www.dailymotion.com/video/k6QgKbBYtkSH6RM0Mg
[1] Ethique, IV, 59, sc.
[2] Sur « direct » et « indirect », Ethique, IV, 63, cor. et sc.
[3] Ethique, IV, 64.
Super article comme d’habitude. Un grand merci pour tout ce que tu nous partages.
voyance par mail