Note de Gregory Bateson extraite de vers une écologie de l’esprit, tome 2, éditions du Seuil, 1980. Troisième section: forme et pathologie des relations, exigences minimales pour une théorie de la schizophrénie.
Qu’est-ce que l’homme ?
Si l’on m’avait demandé, il y a quinze ans, ce que j’entendais par le mot «matérialisme», je crois que j’aurais répondu que le matérialisme est une certaine théorie de l’univers, et j’aurais considéré comme allant de soi l’idée que cette théorie ne pouvait en rien être liée à une morale.
J’aurais, à l’époque, convenu du fait que le savant est un expert qui peut fournir, à lui-même et aux autres, des intuitions et des techniques, mais aussi de ce que ce n’était pas à la science qu’il revenait de se prononcer en faveur ou non de l’utilisation de ces techniques.
J’aurais en cela suivi un courant de pensée continu en philosophie des sciences, qu’illustrent les positions de savants aussi connus que Démocrite, Galilée, Newton , Lavoisier et Darwin.
J’aurais ainsi fait abstraction, en les tenant pour moins respectables, des idées d’Héraclite, des alchimistes, de William Blake, de Lamarck et de Samuel Butler. Pour ces derniers, la motivation véritable de leurs recherches scientifiques était leur désir d’élaborer une conception globale du monde, qui montrerait ce qu’est l’homme et quels sont ses liens avec le reste de l’univers. La vision du monde que de tels hommes essayaient de construire était donc à la fois éthique et esthétique. Il existe, me semble-t-il, de nombreux rapports entre, d’une part, la vérité scientifique et, d’autre part, la beauté et la moralité : la preuve en est, pour moi, que, si un homme entretien des idées fausses en ce qui concerne sa propre nature, il sera nécessairement amené à commettre des actions qui seront profondément immorales et laides. (i.e. dernière proposition et formulation « idée fausse », « propre nature », « necessairement », à rapprocher d’une ligne – éthique - spinoziste.)
Confronté aujourd’hui à la même question sur le matérialisme, je répondrais plutôt que celui-ci représente, pour moi, un ensemble de règles concernant les questions qu’il convient de se poser sur la nature de l’univers. Mais je ne prétendrai aucunement que cet ensemble de règles ait aucun droit à la vérité absolue.
Le mystique «voit le monde dans un grain de sable», et le monde qu’il voit est soit moral, soit esthétique, soit les deux en même temps. Les newtoniens, eux, observent une régularité dans la chute libre des corps physiques et prétendent ne tirer, de cette régularité, aucune conclusion normative. Mais cette prétention devient illégitime à partir du moment où ils prêchent que la régularité qu’ils postulent est la seule vision juste de l’univers ; car prêcher n’est possible qu’en termes, précisément, de conclusions normatives.
Au cours de cette conférence, j’ai plusieurs fois abordé des thèmes qui ont déjà prêté à controverses, au cours des longues querelles qui ont opposé un matérialisme amoral et une vision plus romantique de l’univers. La controverse, par exemple, qui a opposé Darwin et Butler a pu sembler devoir une partie de son aigreur à des attaques personnelles, mais il n’empêche que tous ces affrontements dissimulaient un problème dont le fond était religieux. Le vrai combat portait, en fait, autour du «vitalisme», le problème étant de savoir quelle quantité et quel ordre de vie pouvaient être attribué aux organismes. La victoire de Darwin tient au fait que, bien qu’il n’ait pas réussi à porter définitivement atteinte à l’idée d’une vitalité mystérieuse de l’organisme individuel, il a, au moins, démontré que le tableau de l’évolution peut se ramener à une loi naturelle.
Il était donc extrêmement important, à l’époque, de démontrer que ce territoire encore vierge qu’était celui de la vie de l’organisme individuel ne pouvait plus être arraché au champ de l’évolution. Il semblait encore mystérieux que les organismes vivants puissent réaliser des changements adaptatifs durant leur vie individuelle, et il ne fallait à aucun prix que ces changements – les fameux «caractères acquis» – vinssent influencer l’arbre de l’évolution. L’«hérédité des caractères acquis» menaçait continuellement de reprendre, au profit des vitalistes, le terrain gagné par les évolutionnistes. La biologie devait être scindée en deux : les hommes de science «objectifs» clamèrent évidemment leur foi dans l’unité d’une nature qui, dans toutes ses manifestations, serait un jour accessible à leur analyse, cela n’empêchant en rien que, pendant ceint ans, on convînt qu’il fallait dresser un écran opaque entre la biologie de l’individu et la théorie de l’évolution. La mémoire «héritée» de Butler n’était qu’une attaque contre cet écran.
La question que je poserai, pour conclure cet exposé peut être formulée de plusieurs façons : la querelle entre un matérialisme amoral et une conception plus mystique de l’univers peut-elle être affectée par un changement dans la fonction attribuée aux «caractères acquis» ? La vieille thèse du matérialisme repose-t-elle vraiment sur le principe que les contextes sont isolables ? Ou bien notre conception du monde change-t-elle si l’on admet un enchaînement infini de contextes, reliés entre eux dans un réseau complexe de métarelations ? Notre position, dans la controverse, peut-elle être modifiée par l’éventualité que les différents niveaux de changements stochastiques (soit dans le phénotype, soit dans le génotype) soient liés au contexte plus vaste du système écolo ?
En renonçant au postulat que les contextes sont toujours conceptuellement isolables, j’ai par là même introduit l’idée d’un univers plus unifié – et, en ce sens, plus mystique – que l’univers conventionnel du matérialisme amoral. Pouvons-nous donc, à partir de cette position nouvelle, espérer que la science répondra un jour aux questions morales et esthétique.
J’estime que notre position a changé de façon significative. Je peux peut-être vous en persuader en examinant ici un problème sur lequel – en tant que psychiatres – vous vous êtes certainement maintes fois penchés : je veux dire le «contrôle» et tout ce que nous suggèrent des mots comme «manipulation», «spontanéité», «libre arbitre» et «technique». Vous conviendrez facilement avec moi que, plus que toutes autres, nos idées sur le «contrôle», quand elles reposent sur des prémisses fausses en ce qui concerne la nature du «soi» et ses relations avec les autres, peuvent engendrer la destruction et la laideur. Un être-humain en rapport avec une autre personne n’exerce qu’un contrôle très limité sur ce qui peut arriver dans cette relation. Il n’est qu’une partie d’une unité à deux personnes, et le contrôle que chacune des deux parties peut exercer sur l’ensemble est strictement limité.
Le rail à l’infini des contextes, dont je parlais plus haut, n’est qu’un autre exemple de ce même phénomène. Ma contribution en cette matière peut se résumer ainsi : la contradiction entre le tout et la partie, chaque fois qu’elle apparaît dans le domaine de la communication, est tout simplement une contradiction dans les types logiques. Le tout est toujours en métarelation avec ses parties. De même qu’en logique la proposition ne peut jamais déterminer la métaproposition, de même, dans le domaine du contrôle, le contexte ne peut déterminer le méta-contexte. J’ai remarqué, à propos notamment des phénomènes de compensation phénotypiques, que, dans les hiérarchies des types logique, il y a souvent changement de sens à chaque niveau, lorsque les niveaux sont liés entre eux de manière a créer un système auto correcteur. Ce phénomène apparaît sous forme de diagramme simple dans la hiérarchie d’initiation que j’ai pu étudier en Nouvelle-Guinée : les initiateurs sont les ennemis naturels des novices parce que leur tâche est de les former en les malmenant. Mais, en même temps, ceux qui ont autrefois initié les initiateurs actuels ont pour rôle de critiquer la façon dont se déroule l’initiation, ce qui en fait les alliés naturels des novices. Et., ainsi de suite. Un phénomène semblable peut être observé dans les collèges américains, où des alliances tendent à se nouer entre les première et troisième années, d’une part, et entre les deuxièmes et quatrième, de l’autre.
Cela nous conduit à une conception du monde qui reste encore quasi inexplorée. La complexité de cette vision peut être, en partie, suggérée par une analogie grossière et bien imparfaite. Nous pouvons comparer le fonctionnement de ces hiérarchies aux tentatives de conduire, en marche arrière, un camion auquel sont attachées une ou plusieurs remorques : chacune des segmentations d’un tel système manifestera une inversion de sens, alors que chaque segment ajouté entraînera une chute brutale de la capacité de contrôle du conducteur. Si le système est parallèle, par exemple, au côté droit de la route, et que le conducteur veuille que la première remorque s’approche de ce côté droit, il doit tourner ses rouer avant vers sa gauche ; ainsi, l’arrière du camion sera éloigné du côté droit de la route, de façon que l’avant de la remorque soit dirigé vers le côté gauche. Ce mouvement, à sot tour, portera vers la droite l’arrière de la remorque. Et ainsi de suite.
Toute personne ayant tenté une fois cette manœuvre sait que la possibilité de contrôle diminue rapidement. Même la marche arrière avec une seule remorque est difficile car le nombre d’angles sur lesquels peut s’exercer le contrôle est très limité. Si la remorque est dans l’alignement – ou à peu près dans l’alignement – du véhicule, alors le contrite est, assez aisé ; mais, à force de s’éloigner de l’axe longitudinal, il arrive un moment où l’on perd le contrôle et où toute tentative de le reprendre ne pourra que provoquer un déséquilibre du système. Avec deux remorques, le seuil de déséquilibre est atteint encore plus vite, et la possibilité de contrôle devient, par conséquent, presque négligeable.
A mes yeux, le monde est constitué d’un réseau (plutôt que d’une chaîne) très complexe d’entités qui entretiennent ce genre de relations, à ceci près que beaucoup d’entre elles possèdent leur propre source d’énergie et, parfois même, leurs propres «idées» de l’endroit où elles veulent aller.
Dans un tel monde, le problème du contrôle est davantage lié à l’art qu’à la science, d’abord parce que nous sommes enclins à considérer que la difficulté et l’imprévisible sont des contextes nécessaires à l’art, mais surtout parce que le résultat de l’erreur est, la plupart du temps, la laideur.
Laissez-moi, pour conclure, mettre en garde les spécialistes des sciences sociales que nous sommes. Nous devons réfréner notre désir de contrôler ce monde que nous comprenons si mal. Ne laissons pas le sentiment de l’imperfection de notre savoir alimenter notre angoisse et, par conséquent, notre besoin de contrôle. Que nos recherches soient plutôt inspirées par un motif ancien et, hélas, aujourd’hui délaissé : la simple curiosité envers ce monde dont nous faisons partie. La récompense d’une telle attitude n’est pas le pouvoir, mais la beauté.
Car c’est un fait bien singulier, que tous les grands progrès scientifiques – et ceux accomplis par Newton ne sont pas les moindres – ont été élégants.
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+ Une théorie du jeu et du fantasme / Gregory Bateson (blog Le silence qui parle)
Merci pour tous ces conseils, je vais essayer de les appliquer !
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