Le récit de Darwin, ou l’émergence d’un nouveau regard possible sur le monde. Le penser, mais aussi le regarder et le représenter. De l’arbre au rhizome en passant par le corail, tout ce grand jeu des correspondances. Dans la lignée des Lucrèce et autre Spinoza, Darwin nous propose une narration et représentation non finaliste du monde qui fait place à l’histoire singulière.
Incombe sans doute aujourd’hui à ses »enfants » de se demander par, dans quel climat ou configuration singulière un tel regard a-t-il bien pu émerger ? Comment a-t-il contaminé, colonisé le terreau des pensée de sorte à constituer cette nouvelle « brique » majeure (de décentrement) au sein de l’écologie des idées et des représentations que se font les hommes de leurs rencontres avec le monde.
Extraits sonores d’après: les vendredis de la philosophie, émission du vendredi 26 septembre 2008, la pensée Darwin. Avec :
- Jean-Claude Ameisen : professeur d’immunologie à l’université de Paris 7 et à l’hôpital Bichat, Il est président du comité d’éthique de l’Inserm et membre du comité consultatif national d’éthique.
- Jean-Marc Drouin : professeur de philosophie et d’histoire des sciences au Muséum national d’histoire naturelle.
- Dominique Lecourt : professeur de philosophie des sciences à l’université de Paris 7, directeur du centre Georges Canguilhem.
Dans une note précédente nous avions proposé une définition possible de l’écologie, qui vaut ce qu’elle vaut, mais qu’il convient néanmoins de préciser comme de compléter.
L’écologie comme la science, et/ou l’art, de multiplier et faire cohabiter les perspectives et usages (productifs, récréatifs, esthétiques, spirituels, et bien sûr environnementaux …) sur une même chose. Que cette chose soit d’ailleurs une plante verte, une langue ancienne, un centre urbain, etc… de telles « entités » ou leurs groupements.
Or ce que nous nous devons sans doute de préciser au niveau de ces « perspectives » dont nous parlons, c’est que celles-ci sont avant tout produites par des individus. Tel ou tel corps, tel ou tel esprit ou pensée ne se composant, ou ne se décomposant, jamais de la même manière avec l’objet x ou y qu’il sélectionne dans son monde.
Mais bien qu’expressions individuelles, ces perspectives n’en sont pas moins toujours produites au cœur d’agencements collectifs. On ne pense jamais seul, mais avec ce qu’on pourrait appeler une « drôle de musique qui flotte dans l’air », ces branchements possibles, à une époque donnée, avec les choses comme avec les gens. Peut-être que cette proposition pourrait aussi se résumer par la formule suivante en un certain sens : l’homme croit construire des voitures, il construit en fait des sociétés. De sorte qu’au final, on pourrait sans doute imaginer que cette diversité des perspectives produites, que celle-ci serait à évaluer en tant que symptôme de la bonne santé, ou écologie, d’un corps social dans son ensemble à une époque donnée.
» L’énoncé est le produit d’un agencement toujours collectif qui met en jeu en nous et dehors de nous des populations, des multiplicités, des tentations, des devenirs, des affects, des évènements. » Mille plateaux.
Donner moi un exemple de perspective sur un objet que je puisse vous suivre me dira-t-on. Alors pour celui qui écrit ces quelques lignes, il en va ainsi d’un singulier rapport au végétal. C’est-à-dire d’une certaine combinaison qui le pousse à produire tel ou tel machinerie, d’écriture notamment. Machinerie ou rapport qui n’a d’ailleurs pas à être partagé, mais qui peut devenir partageable en tant que matière première à d’autre perspective sur ce même objet végétal.
Si l’on essayait de déplier un peu plus loin cette intuition, on se demanderait bien de quoi peut se composer cette perspective singulière. A première « vue » et avant tout mot d’un affect. D’une certaine musique, variation climatique symptomatique d’une rencontre joyeuse avec le corps végétal. Corps végétal, ou pour le dire autrement, une certaine manière ou modalité de gérer le temps et de capter l’énergie. On en revient ici à ces rapports de vitesses et de lenteurs, à ces capacités des corps d’affecter et d’être affecté si chères à Deleuze traduisant Spinoza.
Et en passant au milieu des interférences, on en reviendrait sans doute à ce mystère des affinités, une certaine manière commune de poser les problèmes. Sinon comment expliquer que l’auteur de ces quelques mots soit sensiblement affecté des mêmes affects, ou du même climat, au contact des corps végétaux, comme au contact de la pensée de Spinoza. Tout du moins de ce qu’il nomme comme tel. Mystère des affinités, ou pour ma part de ce que nous prenons, sélectionnons dans le monde.
Des musiques qui flottent dans l’air par où l’on se croise
Mystère des affinités, exemple hasardeux au détour du web, commentaire d’un un film dont le climat d’ensemble m’avait profondément affecté :
« Comment exprimer par des mouvements, qui relèvent toujours du corps, une vérité, qui relève de l’esprit ? La pensée, qui est l’action absolue, la seule action, n’est pas un mouvement au sens physique mais un approfondissement sur place, une « accélération » mais sans vitesse. Une vitesse absolue ou une vitesse immobile. J’ai parlé d’éclair, mais on pourrait parler aussi bien d’arbres. Plutôt que Matrix, si je devais trouver un film qui donne le mieux le sentiment d’éternité au sens spinoziste, je dirais Le nouveau monde, de Terrence Malick, réalisateur également de La ligne rouge. Les arbres, par leur immobilité même, incarnent un absolu de la vitesse. Le végétal a longtemps été un modèle pour l’homme et pour les philosophes. Même Descartes, souvenez-vous, parlait de l’arbre de la connaissance dont les racines étaient la métaphysique, dont le tronc était la physique, et les branches la mécanique, la médecine et la morale. L’élément végétal comme modèle de la connaissance du troisième genre est une possibilité à méditer.Propositions, démonstrations, corollaires, scolies comme autant de branches, de feuilles, de corolles, de racines, Deleuze parlerait de rhizomes, pour l’arbre spinoziste de la connaissance.»
Quel drôle de rapport entre le mode d’existence d’un végétal et la pensée de Spinoza ? L’expérience d’un climat ou d’une musique commune, le commun restant ici une définition flottante. Attraction sans mot, quand bien même se questionne derrière la notion d’individu et de frontière, le type de composition – appropriation, marquage et pollution – d’avec le dehors qu’implique une certaine immobilité, etc. Plus loin, c’est sans doute tout autre chose qui tente de prendre forme dans l’air du temps. Un climat, le cadre d’un nouvel agencement collectif, un sol épistémologique qui tremble sous nos pieds. Retour ici comme en écho sur ce texte abordant le devenir végétal de nos sociétés contemporaines.
Mystère des affinités et des perspectives, suite. Une affiche dans le métro attire les antennes de l’insecte urbain en balade : « Les racines ont des feuilles ». Energie fixée dans la mémoire, et impression d’un souvenir. En balade sur le net, je recherche et tombe sur ceci :
« Chaque lieu peutdevenir le plus bel endroit du monde. Les racines ont des feuilles. Pascal Cribier, architecte-paysagiste, homme de plantes et de climats, propose une exposition « dedans-dehors » à visiter avec ses cinq sens, un itinéraire-découverte dans ses créations. »
Pouvoir devenir, homme de plante et de climat, relation « dedans-dehors », nous voilà donc de retour sur des interférences communes. Individu fluide, la plante, grande surface d’inscription végétale aux organes décentralisés et à la génétique mobile sur lesquelles nous ajoutons, homme, les antennes tactiles propres à capturer ces affinités, formulons des perspectives comme autant de récit d’une évolution qui se retournerait sur elle-même. Il flotte quelque chose dans l’air. Imperceptiblement nous la rencontrons dans les arts, l’écologie moderne et bien d’autres territoires. De l’ordre de quelque chose qui nous relie, à une certaine échelle et autrement que par la digestion physique, au mode d’existence végétale. Ainsi pourrait se décliner une perspective singulière sur le végétal, sans renier le papier ou le puits à carbone, être en amour avec (joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure) et lui vouloir du bien (qu’elle persévère dans son existence).
Conséquence, et pour le dire simplement, adhérons donc à l’hypothèse de l’écologie en tant qu’un certain médicament de la pensée, écologie des idées parmi d’autres, mais médecine qui pourrait nous aider à sortir de l’ère de la production des individus adultes de masse. Epoque dont l’économie eut sans doute été bien difficile, mais dont certains signes semblent nous indiquer qu’il conviendrait de commencer à en sortir à présent.
La production d’individus adultes de masse, ça produit quoi ? Des individus privatisés mais privés – par une éducation découpante, une surinformation médiatique entrainant pollution et indigestion -, de leur propre capacité de connexion, de la production de leurs perspectives propres. Ainsi, à ses affects, produits ou résultat de ses rencontres avec le monde, pour peu que celles-ci soient non vécues ou rêvé à l’avance, sont donc substitués les images banales d’un monde dit commun. Résultat, un individu demeurant au minima tout aussi ignorant de soi que les masses qui ont précédées son existence dans l’histoire.
Ignorant de mes capacités à affecter et être affecté en propre, j’exige de vivre des affects étrangers à ma nature, précisément dans la mesure où j’adhère à un : « c’est comme ça qu’il convient d’exister et pas autrement vu à la télévision ». Je vis donc dans un complexe à la granulométrie variable, préjugés, idées toute faites ou faites de tout, qui ont ceci de commun qu’elles épuisent le monde et font obstacle à la production de mon monde dans un même mouvement. Je ne peux qu’être ainsi conduit à brutaliser ma nature, celle des autres, et l’ensemble plus vaste de la Nature qui m’englobe moi et les relations dont je suis capable. Incapable de produire un monde, mon monde, je vis la vie de tout le monde. Est-il alors vraiment surprenant que j’en vienne en réaction à détester toute production, incapable que je suis de me produire moi-même, pour in fine me réfugier dans les rêveries de type ours blanc ou billet vert. Si production et contemplation ne s’oppose pas en ce qu’elles sont toute deux puissances d’affect concourant à la production de soi, il n’en va pas de même de la rêverie, symptôme de l’absence de l’idée de la non-existence possible de son objet.
Alors comment se fabriquer une certaine configuration du réel qui ne l’épuiserait pas à l’avance ? Faire son cinéma au cœur de la cité pour échapper aux images envahissantes d’un monde commun qui fait au final si peu communauté.
Ici il serait peut-être utile de revenir sur la question des droits d’auteurs. Car en n’autorisant l’usage des œuvres, des images ou tout du moins certains de leur fragments à des fin de recombinaison, matières premières de nouvelles créations dans ce que l’on pourrait appeler recyclage ou écologie des idées, nous privons l’individu de ses capacités d’appropriation et de digestion.
Nous disons juste, vous devez digérez comme ça et pas autrement ce que quelqu’un d’autre à arraché au réel, dans un collectif, dans un agencement. Le problème de la survie d’un mode de vie artiste dans nos sociétés posant d’autres questions de type : faut-il centraliser l’activité artistique sur la figure d’un auteur à marketer, faut-il partager ces compétences ? Mais là ou le discours est bouclé et ne peut avancer, c’est que les individus de masse ne peuvent évidement accéder à ces compétences. Mais nous ne parlons pas ici de compétences techniques, il ne s’agit pas de devenir cinéaste, c’est avant tout d’une technique de digestion et de production de soi à mettre en place. Soit la mise en place d’artifices, reconnus comme tel, mais qui vont produire leurs effets dans le réel par recombinaison.
Pour penser à contrario, ne pas faire son cinéma, c’est donc éteindre sa télévision de peur qu’elle ne finisse par nous manger. C’est rester chez soi, élever des murs et s’enfermer dans tout type de monastère en jugeant cette vie au mieux inutile, pire dangereuse. Bref, être prêt à se dessécher pour de bon, et toute la cohorte des solutions qui ont ceci de commun : réduire encore plus notre dehors, et avec, nos capacités de connexion et d’agencements.
Sans doute en vient-on à faire son cinéma par la qualité première de l’étonnement. Etonnement de l’enfance alimenté d’un principe d’attention plus que de précaution, d’une présence au monde qui se risque elle-même. Car à quoi bon percevoir si c’est pour se percevoir dans ce qu’on perçoit. Et quel soi sinon le reflet d’images étrangères à sa nature, produites par d’autre natures compatibles ou non ?
Pour se défaire du monde miroir du moi, sans doute s’agit-il de trouver et épouser son rythme, faire son montage pour entrer dans la danse, se laisser emporter et sculpter du mouvement des choses. Ne pas faire son montage, c’est la précaution. C’est se satisfaire ou se reposer de la difficile aliénation au moi de l’enfant, on ne devient pas normal impunément comme le dit Cioran, c’est-à-dire sans renoncer à de multiples potentialités. Alors autant le rester par désir monopolistique d’intégration. Or il ne s’agit pas ici de renier le moi, il s’agit de pouvoir et/ou savoir s’en décentrer pour ainsi percevoir le monde des choses et des interactions, puis y revenir. Etre fluide, peut-être comme la plante.
Mouvement, faire son cinéma, c’est aussi porter l’imagination à ses limites. Par exemple, devenir un végétal équipé d’antenne à sa surface : « Ce qui caractérise les organes des sens, c’est que le travail ne porte que sur de petites quantités des excitations extérieures, sur des échantillons pour ainsi dire des énergies extérieures. On peut les comparer à des antennes qui, après s’être mises en contact avec le monde extérieur, se retirent de nouveau.» S. Freud, Au delà de Principe de Plaisir, p.30, Payot, 1968.
En un sens, nous voilà revenu sur l’écologie en tant que mouvement de colonisation végétal de nos pensées, symptôme de l’irruption de nouvelles forces, rapports de vitesses et de lenteurs au monde (cinéma, carbone, véhicule motorisé), c’est-à-dire de nouvelles capacités d’affect et/ou de perception. Ce que le cinéma fait voir c’est l’interaction des choses, le mouvement qui passe entre les choses. Ce que l’écologie fait voir c’est l’interaction des choses, le mouvement qui passe entre les choses.
Extraits de Pourparlers, Gilles Deleuze : « [...] une forme-Homme n’apparaît que dans des conditions très spéciales et précaires : c’est ce que Foucault analyse, dans Les mots et les choses, comme l’aventure du XIXe siècle, en fonction des nouvelles forces avec lesquelles celles de l’homme se combinent alors. Or tout le monde dit qu’aujourd’hui l’homme entre en rapport avec d’autres forces encore (le cosmos dans l’espace, les particules dans la matière, le silicium dans la machine…) : une nouvelle forme en naît, qui n’est déjà plus celle de l’homme [...] »
Brancher ses histoires, son cinéma sur la grande histoire, que chacun devienne avant tout producteur de soi, il n’y là pas d’autre alternative douce pour l’écologie.
Peut-on parler ou soutenir la biodiversité avec des discours qui ne soient pas eux-mêmes diversifiés ?
Sensibiliser à l’écologie ? A quoi et dans quel monde ? Deux questions comme autant d’hypothèses de travail devraient se poser immédiatement.
Dans quelles représentations dominantes du monde vivons-nous aujourd’hui le plus généralement ?
Pour le dire très/trop simplement. Un désenchantement global qu’accompagne peut-être la perte des illusions collectives au regard du XXème, et une ambiance de fin de l’histoire qui fait que chacun développe vis-à-vis de la nature humaine une image le plus souvent négative. A partir de là, certains vont trouver refuge dans une certaine nature, qui elle est très gentille, tout du moins trop gentille pour être totalement vécue, quand d’autres vont se fixer sur un critère bien particulier, récolter du billet vert, consommer et après moi le déluge. Peu ou prou, ces deux attitudes qu’on pourrait résumer par les slogans suivants « moi je préfère les chiens aux hommes » en mode Alain Delon et « moi je préfère le dollar au futur » à la mode de mon cousin russe, certes moins connu, ces deux slogans semblent devoir être assez proches les uns des autres. Conséquences ou symptômes d’un désenchantement initial et/ou d’un manquement de présence au monde qui serait tout à fait commun.
Dans un tel contexte, hypothèse de travail, il semble donc important de renvoyer l’auditoire à des images positives de lui-même, c’est-à-dire à de nouvelles actions et combinaisons possibles de l’homme dans la nature.
Au fait, sensibiliser à quoi ?
Si l’écologie est bien une révolution de nos modes de pensées, nouvelle réforme de l’entendement, alors celle-ci se décline directement sur la question des modes d’existence de chacun. Soit une éthique individuelle qui se demanderait : quels rapports nouveaux, la douceur étant ici sans doute plus à chercher dans la réflexion que dans les rapports eux-mêmes, quels nouveaux rapports vais-je donc pouvoir établir avec mon environnement, avec les humains et les non-humains qui le composent ? Soit le présupposé d’une définition de l’écologie qui serait la suivante : l’art de multiplier, comme de faire cohabiter, perspectives et usages sur une même « ressource » (récréatifs, productifs, esthétiques, spirituels, environnementaux …), que celle-ci soit d’ailleurs une plante verte, une langue ancienne, un centre urbain etc.
Par exemple, et pour le dire assez schématiquement, quels sont les rapports que j’entretiens aux arbres ? De quoi suis-je capable – faire, penser, imaginer, vouloir, etc. – , quand je rencontre un arbre ?
Dans la pratique …
Poursuivons notre exemple arboricole. A écouter les argumentaires classiques de type ADEME, nous passons donc d’une époque où l’arbre n’était majoritairement visible qu’en tant que moyen de chauffage et/ou matériel de construction, à une époque où il est proclamé que celui-ci doit également devenir visible en tant que puits à carbone. Autrement dit, on ne sort pas aujourd’hui plus qu’hier d’une vision productiviste qui continue d’épuiser toutes autres perspectives possible sur l’arbre.
Voilà donc un argumentaire qui, malgré son utilité immédiate, ne procure au final rien de bien neuf ou de véritablement durable, une fois présupposé que la problématique principale qui nous concerne est bien celle du désenchantement global de ses rapports au monde, conséquence d’un point de vue « monopolistiquement » productiviste sur celui-ci.
Avec ces argumentaires de type « plantons des puits à carbone », ne reste donc plus qu’à produire des puits à la chaîne, pour sans doute les mêmes effets au final : une administration administrante, des fonctionnaires du bien-être social enfermés dans leurs certitudes, une curiosité individuelle au monde réduite à peu de chose.
Cependant, et voilà qui est heureux, il semble que la population et les individus qui la composent ne soient pas dupes de ce risque là. Lucidité du connu, trop connu. D’où la crispation de certains qui s’exprime aussi, si l’on veut bien écouter, dans une condamnation des attitudes moralistes des verts, la crispation des autres exprimée dans un discours en apparence simpliste sur le retour à l’âge des cavernes.
Et ainsi de suite dans le brouhaha public pour in fine aboutir au paradoxe suivant : l’écologie est une préoccupation grandissante, mais surtout ne pas voter pour plus d’écologie. Or l’écologiste analyse ce paradoxe en se disant, si l’écologie a du mal à passer dans les esprits, c’est avant tout pour des raisons monétaires et budgétaires, ça coûte plus cher and so on. Mais voilà qui est faire beaucoup de place à l’économie dans les discours, et bien peu au désir des gens. Or ce que l’écologiste ne comprend pas, ou plutôt ne sait pas faire, c’est bien de capter le désir. Historiquement, il sait comment capter l’attention dans les médias sur fond de catastrophe annoncée, mais il ne sait pas rendre ses propos suffisamment désirables. Produire du désir, non pas pour le rabattre sur un produit comme le font très bien les publicitaires, qui eux ont bien compris que c’est le désir qui fait le produit et pas son prix, mais bien pour ouvrir les désirs individuels à d’autres mondes possibles.
Des images positives de l’environnement …
Pour le professionnel de l’environnement, participer dans ses argumentaires à construire des images positives des actions de l’homme dans son environnement devrait le conduire prioritairement à fournir à son auditoire les clés nécessaires afin de passer de l’émotion à la responsabilité. Retour au singulier, ouvrir à de l’action possible, individuelle et non administrée, transmissible sans police et sans diner mondain. Le monde va mal en apéritif, croyez vous à Dieu en digestif, et l’écologie comme nouvelle théologie des discours dinatoires.
Pour aller dans un autre sens, il semble tout aussi indispensable d’inscrire le discours écologique dans l’ensemble plus vaste des activités humaines, en faisant appel à la poésie, la littérature, le cinéma, la musique, le théâtre, l’histoire, et plus généralement à toute les sciences sociales. Car toutes ces perspectives sont autant de relais potentiels, les digues propres à éviter l’exclusion par des discours normés et bornés qui ne travaillent plus que leurs propres sillons. Si la pensée écologique s’est construite, démarche participative, en partie contre l’expertise d’experts autoproclamés cloisonnés dans leurs segments, alors sans doute faudrait-il éviter à minima de reproduire les mêmes structures, les mêmes barricades des discours auto-bouclés, auto-entretenus, auto-entendus.
Sensibiliser à l’écologie, voilà qui est peut-être aussi le début d’un apprendre à apprendre à devenir le producteur des images de son environnement.
***
Inutile de réécrire ce qui a déjà été beaucoup mieux dit, même le recyclage à ses limites. En 1994, Joël de Rosnay dans son article Education, Ecologie et Approche Systémique fixait déjà quelques uns des principes directeurs fondamentaux de la transmission des savoirs dits écologiques. Principes qu’on pourrait résumer comme suit : « aider à s’élever pour mieux voir, à relier pour mieux comprendre et à situer pour mieux agir. » On en est loin, et ce peut-être pas uniquement la faute à l’autre, au CO2, à la maison de mon voisin, etc.
Quelques extraits de cet article en passant :
« […] l’écologie est un concept intégrateur, un mode de pensée global qui matérialise aujourd’hui l’irruption de la systémique dans l’éducation, l’industrie et la politique […] l’approche systémique, fille de la cybernétique et de la biologie, est aujourd’hui complémentaire de la vision analytique héritée de Descartes. […] Plus qu’une discipline scientifique l’écologie représente une nouvelle vision du monde et de l’homme dans la nature. Le nouvel écocitoyen doit mieux comprendre comment situer et insérer son action locale dans un ensemble global […] Il s’agit aujourd’hui de l’aider à passer de l’émotion à la responsabilité grâce à une culture scientifique et technique permettant de relier les éléments épars reçus par l’éducation ou les médias. D’où l’importance d’une approche […] multidimensionnelle de l’écologie et de la gestion de l’environnement. »
« Il s’agit plus de communiquer une nouvelle culture que d’enseigner des disciplines de base. Il s’agit aujourd’hui de passer de l’émotion à la responsabilité grâce à une culture scientifique et technique permettant de relier les éléments épars reçus par l’éducation ou les médias […] Ainsi se pose la question majeure de la transmission des savoirs qu’elle implique. Comment faire entrer l’écologie dans l’enseignement traditionnel ? Quelle place doit-elle prendre ? […] Le nouvel écocitoyen doit mieux comprendre comment situer et insérer son action locale dans un ensemble global : celui des grandes fonctions du métabolisme planétaire […] Il faut donc aujourd’hui de nouvelles méthodes et de nouveaux outils pour former à l’écologie..»
« L’éducation systémique appliquée à l’écologie utilise plusieurs moyens de communication complémentaires pour toucher ses publics et fait appel à différents niveaux de “lecture” de ses messages. Un de ses principaux objectifs est d’aider à s’élever pour mieux voir, à relier pour mieux comprendre et à situer pour mieux agir […] L’effort d’éducation en écologie doit être mobilisateur et interrogateur. Plutôt que de fournir des connaissances prédigérées, cette pédagogie moderne est un tremplin pour l’exercice créateur de la réflexion individuelle et collective. Elle est aussi et surtout un ferment pour une nouvelle culture multidimensionnelle adaptée à la compréhension des grands problèmes écologiques. »
Citations d’après article « problèmes de communication chez les cétacés et autres mammifères » Grégory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome II, Editions du seuil, Paris, 1980, p.137 et suivantes. Source des fichiers sons et images: http://neptune.atlantis-intl.com/dolphins/
Le langage des dauphins
Suite aux travaux du naturalite Jacob Von Uexküll, nous savons maintenant que les animaux ont un monde. Bulle de réalité et biographie propre dont nous ne rencontrons peu ou presque, trop occupés que nous sommes à reconnaître dans la nature des similitudes, des formes plutôt que des affects.
La note suivante présente une petite histoire de dauphin. Petite histoire dont la morale pourrait-être celle d’une plus juste distance de regard entre les mondes.
En 1962, « l’anthropologue » Gregory Bateson quitte l’école de Palo Alto pour Virginia Islands afin d’étudier la communication chez les dauphins.
« Ce mammifère [i.e. le dauphin] m’intéresse plutôt par son système de communication et par ce que nous appelons son comportement, considéré comme un ensemble de données perceptibles et signifiantes pour les autres membres de son espèce. Ce comportement est signifiant, d’abord, dans la mesure où il affecte le comportement d’un animal récepteur et, ensuite, dans celle où un échec manifeste dans la transmission de cette « signification » affectera le comportement des deux animaux. (…) Si nous voulons comprendre le langage des dauphins, une des première chose que nous devons éclaircir, c’est l’interprétation que donne un cétacé de l’utilisation du sonar par un autre membre de son espèce.» Grégory Bateson
Pour aborder d’un point de vue méthodologique l’étude du comportement des dauphins, Bateson mobilise sa théorie de l’analyse transactionnelle du comportement, une théorie composite dégagée au fil de ses différents champs d’études (anthropologie, éthologie animale et psychiatrie).
Une théorie dont il résume les prémisses de la sorte :
1. Une relation à deux (ou plusieurs) organismes est, en fait, une séquence des séquences S-R (stimulus-réponse), à savoir un contexte où se réalise l’apprentissage primaire (proto-learning).
2. L’apprentissage du deuxième degré (deutero-learning), ou «apprendre à apprendre», consiste à acquérir des informations sur les modèles possibles de contextes où se réalise l’apprentissage primaire.
3. Le «caractère» de l’organismeest le résulta de l’ensemble de son apprentissage de deuxième degré et reflète par conséquent, les modèles contextuels de l’apprentissage primaire antérieur.
Bateson précise : « Ces prémisses ne sont qu’une structuration hiérarchisée de la théorie de l’apprentissage, selon les critères fournis par la théorie des types logiques de Russel et Whitehead, qui n’avaient prévu de n’appliquer ces prémisses qu’à l’étude de la communication digitale. »
Bateson se demande alors jusqu’à quel point de tels prémisses sont applicables à la communication analogique, ou aux systèmes qui combineraient analogique et digitale. C’est dans ce sens que Bateson orientera ses recherches sur la communication des dauphins.
Dès lors ses hypothèses sont les suivantes:
« On peut donc logiquement envisager l’hypothèse que la vocalisation des dauphins est une expression digitale des fonctions µ. »
C’est-à-dire une communication d’un type tout à fait inhabituel et de laquelle il précise immédiatement:
« (…) J’ignore quels peuvent être les aspects d’unsystème digital primaire, dont l’objet serait la communication sur des modèles de relation ; il y a cependant, de fortes chances qu’il offre des aspects différents de ceux d’un langage sur les choses, et sans doute se rapprocherait-il davantage de la musique. »
Dans une communication digitale, il ne s’agit pas de grandeurs mais seulement de noms (codes) désignant des positions dans une matrice.
Dans une communication analogique, on utilise à contrario des grandeurs réelles qui correspondent à des grandeurs réelles au niveau de l’objet du discours.
« Nous savons pourquoi les gestes et les intonations nous sont partiellement compréhensibles, et pas les langues étrangères : c’est parce que le langage est digital, tandis que la kinésie ou les signaux paralinguistiques [i.e. l'expression faciale, le remuement de la queue, le serrement du poing, la supination de la main, le gonflement des narines...] sont analogiques »
Exemple. Imaginons un texte scientifique pubié en japonais. Les idéogrammes, aujourd’hui devenus digitaux, nous seront donc par là même intuitivement incompréhenssibles sans la maîtrise de la langue japonaise (code).
A l’inverse, nous pourront comprendre partiellement les courbes cartésiennes qui illustrent ce texte, dans la mesure où celles-ci sont analogiques.
« Le langage verbal, lui, est purement digital dans presque tous ses éléments. Le mot grand n’est pas plus grand que le mot petit, en général, on ne trouve rien, dans le schéma du mot table, (c’est-à-dire dans le système de grandeurs qui lui sont corrélatives), qui pourrait correspondre au système de grandeurs corrélatives qu’il désigne. Au contraire, dans la communication kinésique et paralinguistique, l’ampleur du geste, la profondeur de la voix, la longueur de pause où ou la tension du muscle correspondent (directement ou inversement) aux grandeurs de relation qui font l’objet du discours. »
Dans sa traduction du digital et de l’analogique de Bateson, Deleuze présentera le langage digital comme un langage articulé codé (conventions) portant sur les états de chose, le langage analogique, par un langage non articulé portant sur les relations – essentiellement de dépendances – entre un émetteur et un récepteur. Ainsi, d’un langage analogique je déduis les états de chose, d’un langage digital, j’induis des relations.
Le langage analogique, où le comment s’expriment les relations de dépendances. Chez les mammifères à communication préverbale, l’hypothèse de Bateson est la suivante: le discours porte d’abord surles règles et les aléas des relations. Le discours a pour tout premier objet la relation.
Les mammifères à communication préverbale s’exprimant en termes de modèle et de possibilités de relations, l’homme ne peut avoir qu’un rapport à ce type de communication nécessairement déductif.
Ainsi le chat ne miaule pas du « lait », il miaule, ou plutôt exprime, sa relation de « dépendance » alimentaire vis-à-vis de son maître.
Ce dernier en déduit alors que le chat « demande » son lait.
Ce miaou-miaou du chat, Bateson le « code » avec humour en formulant la fonction miaou, mu, … qui en finit par devenir µ.
« C’est la nécessité d’une étape déductive qui distingue tout à la fois la communication préverbale des mammifères, de celle, tout à la fois des abeilles comme de l’homme. Le fait exceptionnel, la grande nouveauté qui a caractérisée et la formation et l’évolution du langage humain, n’a pas été l’abstraction ou la généralisation, mais la découverte du moyen de parler de manière spécifique d’autre chose que des relations. »
« Ce que je crois (…) c’est qu’ils [i.e. les dauphins] se préoccupent des modèles de leurs relations réciproques. Appelons cette communication sur les modèles des relations, fonction µ du message. Lorsqu’ils en ont besoin, les animaux à communication non verbale communiquent sur les choses, en utilisant les signaux qui relèvent d’abord de la fonction µ. Au contraire, les humains se servent du langage, lequel porte d’abord sur les choses, pour parler de relations. »
Conclusion de Bateson, n’attendez surtout rien d’une possible compréhension du langage des dauphins !
« Mon impression, (…) est qu’il n’y a pas vraiment eu de passage [i.e. chez les dauphins]de la kinésie à des formes de paralinguistiques, comme on le suppose d’habitude. Nous autres mammifères terrestres, nous sommes familiarisés avec la communication paralinguistique ; nous l’utilisons nous-mêmes par des gémissements, grognements, rires, pleurs, modulations de la respiration (…) Pour cette raison, les signaux paralinguistiques des autres mammifères ne nous paraissent pas complètement obscurs. (…) Mais des sons émis par les dauphins, nous ne pouvons rien deviner.»
« Chez tous les mammifères les organes sensoriels (les yeux, les oreilles, le nez) deviennent aussi des organes de transmission de messages à propos des relations. L’adaptation à la vie dans les océans a dépouillé les cétacés de toute expression faciale. Il est donc vraisemblable que chez ces animaux [i.e. les dauphins], la vocalisation ait remplacé la fonction de communication [i.e. analogique],qui est assumée, chez les autres animaux, par l’expression faciale, le remuement de la queue, le serrement du poing, la supination de la main, le gonflement des narines (…) Ce qui a du se passer avec eux [i.e. les dauphins], c’est que les informations que nous nous-mêmes, humains, ainsi que les autres mammifères terrestres, pouvons recueillir visuellement, ont été déplacées dans la voix. »
Il est donc possible pour Bateson que les dauphins aient réussi à intégrer dans leur « langage » toutes les nuances de nos gémissements, grognements, rires, pleurs, modulations de la respiration.
« Personnellement, je ne crois pas que les dauphins possèdent ce qu’en linguistique humaine on pourrait appeler un langage. Je ne pense pas qu’aucun animal dépourvu de main serait assez stupide pour en arriver à un mode de communication aussi inadapté : pourquoi utiliserait-on une syntaxe et un système de catégorie ne visant que les choses qu’on peut manipuler, au lieu de communiquer sur des modèles et des possibilités de relations ? »
« L’homme dispose lui aussi de quelques mots pour exprimer ces fonctions µ, par exemple : amour, respect, dépendance … Mais ces mots n’ont qu’une fonction très pauvre dans la communication sur les relations entre personnes. Si vous dites à une fille : je vous aime, elle attachera certainement beaucoup plus d’importance aux signes kinesthésiques et paralinguistiques qui accompagnent votre déclaration, qu’aux mots eux-mêmes (…) nous préférons nettement que nos signes affectifs restent analogiques, inconscient et involontaires. Nous avons tendance à nous méfier de ceux qui sont capables de simuler les messages concernant les relations. Pour toutes ces raisons,nous n’avons aucune idée de ce que pourrait être une espèce pourvue d’un système de communication digital, fut-il si simple et rudimentaire, et dont l’objet principal serait les fonctions µ.»
Coder l’analogique, la possibilité d’une rencontre
Les dauphins n’ayant plus les moyens de pratiquer le langage analogique sous l’eau, ceux-ci inventent donc le codage (la digitalisation) des fonctions µ analogiques des mammifères terrestres. Et le résultat n’a rien à voir avec un langage conventionnel tel que le notre.
Il ne s’agit pas d’un langage digital de codes, mais bien d’un codage de l’analogique en tant que tel. Dès lors le contenu analogique de ce language n’exprime rien des états de chose, mais seulement des relations de dépendance.
C’est cette possibilité de greffer un code binaire sur du pur langage analogique qui fera dire à Deleuze qu’un peintre abstrait compose à la manière du dauphin. C’est à dire qu’il invente un code, pictural en l’occurrence, afin d’exprimer toute une matière ou un contenu analogique.
C’est peut-être donc sur cette ligne de l’homme pris dans les codes de la peinture, du dauphin pris dans ceux de l’océans, que ceux-ci partagent un affect ou devenir commun. Croisement hasardeux et/ou nécessaire pour la résonnance d’un discours qui tente de s’épurer des forces de l’anthropocentrisme et anthropomorphisme associées.
« J’espère que le dauphin nous enseignera une nouvelle méthode d’analyse de tous les modes d’information dont nous avons besoin pour défendre notre santé mentale. » Grégory Bateson
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Sans aller dans le détail, les dauphins génèrent ces anneaux sous l’eau, pour s’amuser. En faisant un mouvement brusque de leur tête ils font apparaître cet anneau argenté devant leur bec. Cet anneau ne remonte pas à la surface ! Il reste dans une position verticale dans l’eau. Le dauphin peut créer un nouvel et plus petit anneau à partir du grand. En mordant dans l’anneau il le désintègre en milliers de petites bulles qui remontent à la surface. Cet anneau est en fait un vortex généré par l’extrémité de l’aileron dorsal et dans lequel est soufflé de l’air à travers l’évent. L’énergie générée par le vortex est suffisante pour empêcher les bulles d’air de remonter à la surface pendant un certain temps… le temps pour le dauphin de jouer avec l’anneau…