Il n’est pas question d’interroger ici l’opinion selon laquelle homme serait mort ou pas. Tout juste dira-t-on que chaque individu accède à différents modes d’existence selon les idées et les affects dont il est capable.
Qu’on soit alors:
- dans la figure de l’homme générique: « [...] l’homme est un animal doué de raison. » Aristote
- dans la figure de l’homme dans la nature entre rien et tout, mais accompagnée du pari de l’existence de Dieu: « [...] qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. » Pascal
- dans la figure de l’homme comme transition ou devenir sans Dieu de Nietzsche: » [...] Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers ! [...] Il n’y a jamais eu d’action plus grandiose, et, quels qu’ils soient, ceux qui pourraient naître après nous appartiendront, à cause d’elle, à une histoire plus haute, que jusqu’ici, ne fut aucune histoire ! » Nietzsche, Le Gai Savoir
- and so on…
l‘idée, (la représentation) de l’homme qu’on a, celle-ci implique nécessairement et en conséquence un certain type d’existence, d’actions possibles.
De Nietzsche à Foucault court et s’actualise le thème de la mort de l’homme, tout du moins d’une certaine idée de l’homme. Ce qui nous intérresse pour notre compte, une fois dit qu’on serait donc capable de penser et de ressentir une telle chose, ce sont donc ses conséquences sur nos pratiques écologiques.
Cette idée, ce thème, est-il en mesure de nous éclairer sur les modalités et conditions d’émergence de la pensée écologique ? Dit autrement, peut-on faire l’économie de la mort de l’homme tout en prétendant faire de l’écologie ? Si oui laquelle ? Vastes questions, esquisses de fragments autour d’un homme enfermé dans une période et une géographie de son histoire.
Nietzsche: le surhomme sur les ruines de l’homme
Dans son abécédaire, Deleuze nous rappelait au sujet de Nietzsche: « Dieu est mort, Nietzsche s’en fout complètement, mais c’est que si Dieu est mort, alors il n’y a pas de raison que l’homme ne le soit pas aussi. »
http://www.dailymotion.com/video/x47a5j
« L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhumain – une corde au-dessus d’un abîme. » (Ainsi parlait Zarathoustra)
http://www.dailymotion.com/video/x47cou
« Je vais vous dire trois métamorphoses de l’esprit: comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. » (Ainsi parlait Zarathoustra)
Foucault: l’homme est une invention récente
Toujours Deleuze commentateur, trait d’union entre Nietzsche et Foucault dans Pourparlers : « […] c’est que les forces de l’homme ne suffisent pas à elles seules à constituer une forme dominante où l’homme peut se loger. II faut que les forces de l’homme (avoir un entendement, une volonté, une imagination, etc.) se combinent avec d’autres forces […] La forme qui en découlera ne sera donc pas nécessairement une forme humaine, ce pourra être une forme animale dont l’homme sera seulement un avatar, une forme divine dont il sera le reflet, la forme d’un Dieu unique dont l’homme ne sera que la limitation (ainsi, au XVIIe siècle, l’entendement humain comme limitation d’un entendement infini) […]
C’est dire qu’une forme-Homme n’apparaît que dans des conditions très spéciales et précaires : c’est ce que Foucault analyse, dans les mots et les choses, comme l’aventure du XIXe siècle, en fonction des nouvelles forces avec lesquelles celles de l’homme se combinent alors. Or tout le monde dit qu’aujourd’hui l’homme entre en rapport avec d’autres forces encore (le cosmos dans l’espace, les particules dans la matière, le silicium dans la machine…) : une nouvelle forme en naît, qui n’est déjà plus celle de l’homme […] »
http://www.dailymotion.com/video/x48i0r “Les mots et les choses”, extrait : « Une chose en tout cas est certaine : c’est que l’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint, la culture européenne depuis le XVIe siècle, on peut être sûr que l’homme y est une invention récente.
Ce n’est pas autour de lui et de ses secrets que, longtemps, obscurément, le savoir a rôdé. En fait, parmi toutes les mutations qui ont affecté le savoir des choses et de leur ordre, le savoir des identités, des différences, des caractères, des équivalences, des mots, – bref au milieu de tous les épisodes de cette profonde histoire du Même – un seul, celui qui a commencé il y a un siècle et demi et qui peut-être est en train de se clore, a laissé apparaître la figure de l’homme. Et ce n’était point là libération d’une vieille inquiétude, passage à la conscience lumineuse d’un souci millénaire, accès à l’objectivité de ce qui longtemps était resté pris dans des croyances ou dans des philosophies : c’était l’effet d’un changement dans les dispositions fondamentales du savoir. L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine.
Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique, alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. »
L’écologie et la mort de l’homme ?
Quelle place, ou quel rôle pour l’écologie sur les ruines de l’homme ? Précisément l’un de ces grands systèmes ou grandes options politiques tels que décrits par Foucault, et dont l’émergence même proviendrait des débris d’une certaine idée de l’homme ? Une sorte de pont ou de réseau à tisser entre ce qui était autrefois les sciences dures et les sciences humaines ? A vrai dire, de quelle libertés nouvelles dispose-t-on une fois dissipée cette invention de l’homme objet d’étude empire dans un empire ?
Qu’observe-t-on aujourd’hui dans les pratiques écologiques dominantes au sens large ? Une écologie qui à l’un de ses extrêmes grand public arrive à sauver l’homme quand sa figure résiduelle vient trouver un refuge anthropomorphe jusque chez des pingouins (sic!)… et qui par un autre de ses côtés ne cesse de produire une anthropologie négative énoncée sous l’angle d’une proposition type: l’homme est naturellement mauvais pour la nature, disparaîtra, bon débarras ! Version nihilisme de la mort de l’homme. Fin de l’histoire, on s’arrête là, de l’homme est un loup pour l’homme, à l’homme est un loup pour la nature (la création).
Ce type de proposition excluante ne peut déboucher que sur une plainte, passion triste impuissantante de type: »je ne peux finalement aimer que là où je ne suis pas« . Appel à l’exclusion de soi-même en tant que je ne change pas, ou plutôt ne sais changer sans y associer l’idée d’une repression de ce que je vis comme mes petits désirs personnels de pollution.
« Je vous enseigne le surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? » (Ainsi parlait Zarathoustra) Question, car que faisons-nous en l’occurence pour dépasser cet homme dualiste et pollueur ? Nous continuons vraisemblablement de le garder intact, urgence oblige, en lui assignant toujours plus de buts et de directions préconstitués.
Au final tout cela se tient, et il est assez logique que la figure de l’homme idéal – opposée directement à celle de l’homme pollueur en tant que propre au sens de la lessive – il est logique que celle-ci soit à présent déplacée (comme la graisse par le savon) dans l’arrière monde blanc des pingouins empereurs, dernier refuge du bonheur humain.
Ce type de discours écologique confus qui domine les interrogations publiques ne prend pas acte de la mort de l’homme au sens de Nietzsche et de Foucault. Bien qu’ayant certaines apparences de l’anti-humaniste, celui-ci ne vise qu’à sauvegarder dans un ailleurs une même idée de l’homme sous sa version propre, pollution nocturne chrétienne en moins. Continuant ainsi à bouger indéfiniment les mêmes barrières, tous les jours nous continuons de nous entendre préscrire la construction de villes et de choses toujours plus humaines. Il faut éradiquer les infidèles, les nonbon d’humains, sorciers, et tous ceux là, à présent réactualisés par un péché originel migrant de la pomme vers la sécrétion de CO2.
Quelle type de nature présuppose implicitement ce genre de discours ? Car quand bien même l’idée de Nature remplacerait celle de Dieu dans les représentations communes, sa place n’en reste pas moins anthropomorphe et sa nature naturée (crée du dehors). De sorte que de cette nature non productive et machinée du dehors par l’homme pilote, ne peut sortir que des politiques de muséification répressive (d’autres empires dans des empires).
Conclusion, la nécessaire défiance vis à vis des discours écologistes actuels vient de ce que les sujets qui les constituent sont finalement construits sur la même subjectivité (idée de l’homme incluse) que les individus auxquels ils s’opposent. Bien loin, trop loin d’une pensée qui aurait enfin d’autre chose à faire que de prescrire aux hommes ce qu’ils ont à faire.
On n’en sort pas. Faire l’économie de la mort de l’homme, en un certain sens, c’est donc choisir de traîner indéfiniment hors d’eau ce visage dessiné une fois pour toute sur le sable, boulet chargé de moraline déversant sa confusion sur le terreau de nos possibles.
C’est l’art d’une (pensée) dominante, cette pratique du vide comme économie de marché, organiser le manque (de nature) dans l’abondance de production, faire basculer tout le désir dans la peur de manquer (de l’ours blanc), faire dépendre l’objet (l’écologie) d’une production réelle qu’on suppose extérieure au désir, tandis que la production de désir ne passe que dans le fantasme (du pingouin).
Tentative écosophique ?
Un grand système écologique naturant englobant les réseaux naturels, sociaux, mentaux, un tel ensemble ne peut pas se construire sans la mort d’une certaine idée de l’homme dualiste et objet de laboratoire. Précisément au sens où ses forces ne suffisent pas à elles seules à constituer une forme dominante où il peut se loger. Voir les compléments divers autour de ce thème.
http://www.dailymotion.com/video/x48fxs
Loin de déplacer l’idée de l’homme ici où là, Guattari nous proposait un ensemble de micropolitiques destinées aux individus habitants producteurs de territoires, d’institutions… Ces pratiques sont fondées sur un mode de participation active brique par brique qui replace cet individu au coeur même de la technique. Non pas ce qui resterait de l’homme dehors, la technique à son service. Tirer profit de la mort de l’homme en tant que sujet préconstitué revient ici à se resituer dedans pour se subjectiver à chaque étape des différents processus de production.
http://www.dailymotion.com/video/x49ieh
La mort de l’homme pour l’écologie, c’est la mort de l’homme en tant qu’unité préconstituée, isolée et autonome. Le bourdon fait parti du système reproducteur du trèfle rouge, comme la guêpe mâle de celui l’orchidée. C’est à dire qu’une partie de machine capte dans son propre code un fragment de code d’une autre machine, et se reproduit ainsi grâce à une partie d’une autre machine. On comprend ainsi qu’il est inutile de protéger l’unité orchidée si par ailleurs on élimine les guêpes mâles, et ainsi de suite dans les enchevêtrement et captures.
L’écologie consiste ainsi à découvrir et identifier ces phénomènes de plus-value de code (double capture), à découvrir le périmètre réel des machines qui composent ces systèmes reproducteurs décentralisés; au-delà de l’unité spécifique ou personnelle de l’organisme, au-delà de l’unité structurale d’une machine.
« Chacun de nous est sorti d’animalcules indéfiniment petits dont l’identité était entièrement distincte de la notre ; et qui font partis de notre système reproducteur ; pourquoi ne ferions-nous pas partie de celui des machines ? Ce qui nous trompe c’est que nous considérons toute machine compliquée comme un objet unique. En réalité, c’est une cité ou une société dont chaque membre est procrée directement selon son espèce. Nous voyons une machine comme un tout, nous lui donnons un nom et l’individualisons ; nous regardons nos propres membres et nous pensons que leur combinaison forme un individu qui est sorti d’un unique centre d’action reproductrice. Mais cette conclusion est anti-scientifique, et le simple fait qu’une machine à vapeur n’a été faite par une autre ou par deux autres machines de sa propre espèce ne nous autorise nullement à dire que les machines à vapeur n’ont pas de système reproducteur. En réalité, chaque partie de quelque machine à vapeur que ce soit est procrée par ses procréateurs particuliers et spéciaux, dont la fonction est de procréer cette partie là, et celle-là seule, tandis que la combinaison des partie en un tout forme un autre département du système reproducteur mécanique… » Samuel Butler « le livre des machines » citation extraite de l’Anti-Œdipe par Deleuze (:) Guattari.
Machine / agencement : on ne sait jamais à l’avance ce que peut un corps dans tel ou tel agencement (Spinoza), il n’existe pas de forme préconstituée (Nietzsche), l’homme est une invention (Foucault), on expérimente des branchements où les dualités homme/machine, naturel/artificiel ne font plus sens (Guattari).
Compléments divers
« [...] Il n’y a pas d’opposition dans mon esprit entre les écologies : politique, environnementale et mentale. Toute appréhension d’un problème environnemental postule le développement d’univers de valeurs et donc d’un engagement éthico-politique. Elle appelle aussi l’incarnation d’un système de modélisation, pour soutenir ces univers de valeurs, c’est-à-dire les pratiques sociales, de terrain, des pratiques analytiques quand il s’agit de production de subjectivité. » D’après entretien avec Félix Guattari « Qu’est-ce que l’écosophie ? » Revue chimère, terminal n°56 http://www.revue-chimeres.org/pdf/termin56.pdf
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L’homme, sous-système de systèmes, ne compose qu’un arc dans un circuit plus grand qui toujours le comprend lui et son environnement (l’homme et l’ordinateur, l’homme et la canne…). Gregory Bateson, l’un des fondateurs de la cybernétique de seconde génération, nous donne à voir un exemple de circuit, celui de l’aveugle avec sa canne. Il se demande alors « où commence le soi de l’aveugle ? Au bout de la canne ? Ou bien à la poignée ? Ou encore, en quelque point intermédiaire ? » Mais à vrai dire toutes ces questions sont absurdes puisque la canne est tout simplement une voie au long de laquelle sont transmises des informations, de sorte que couper cette voie c’est supprimer une partie du circuit systémique qui détermine la possibilité de locomotion de l’aveugle. Plus généralement : « l’unité autocorrective qui transmet l’information ou qui, comme on dit, pense, agit et décide, est un système dont les limites ne coïncident ni avec celles du corps, ni avec celles de ce qu’on appelle communément soi ou conscience ».
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A la frontière tout est question d’échelle tant les subjectivités racinent dans de multiples expansions, d’agencements en collectivités, de collectivités jusqu’à la biosphère. Raphaël Bessis dans son dialogue avec le botaniste Francis Hallé : « […] il me paraît bien plus adéquat de parler de configuration singulière, plutôt que d’individu, configuration singulière qui ne prend forme qu’en rapport à d’autres configurations singulières, lesquelles ne se comprennent que dans un contexte très fortement dynamique. Ainsi, l’homme n’est plus pensé dans une position isolationniste, archipélique où les êtres seraient complètement distincts les uns des autres : atomisés […]
C’est à ce niveau d’analyse que l’on commence à percevoir les turbulences dans lesquelles séjourne l’âme humaine : l’individu au sens strict n’existe nullement, tant la subjectivité humaine s’ancre dans de multiples expansions, établissant la pluralité de ces racines dans un champ beaucoup plus large : celui de la collectivité, laquelle n’ayant pas davantage de forme parfaitement close, pleine et isolée, s’ouvrirait et s’ancrerait sur un collectif encore plus vaste. Si bien que d’une expansion à l’autre, nous nous retrouverions assez vite au niveau presque le plus général, celui de la société elle-même. C’est en ce sens que le schisme entre la société d’un côté et l’individu de l’autre est souvent une opinion sociologique non interrogée, qui en fait une problématique tout à fait passionnante. Peut-être pouvons-nous l’exprimer en un chiasme : l’individu est un être social et la société est faite d’individus…»
Un dernier point qui nous renvoie sur la nature naturante (causalité immanante) de Spinoza, ou autrement exprimée par la boucle récursive d’Edgar Morin: les effets et les produits sont nécessaires à leur causation et à leur production, nous sommes produits (de la société, de l’espèce) et producteurs (de la société, de l’espèce) à la fois.
Pour une histoire naturelle de l’homme: Selon J.-M. Schaeffer, l’affirmation selon laquelle l’homme est une exception parmi les vivants parce qu’il pense a conduit à une survalorisation des savoirs spéculatifs au détriment des savoirs empiriques. C’est à critiquer cette vision du monde, véritable obstacle au progrès scientifique, et à redonner toute sa légitimité au naturalisme que son ouvrage est consacré. Article en ligne: dessiner l’idéal type de la « Thèse » antinaturaliste, abandonner le cogito pour inscrire la lignée humaine dans une histoire naturelle, La société et la culture, expressions naturelles de l’espèce humaine, la « Thèse » comme vision du monde.