La note suivante reprend un large extrait de « DAVID LYNCH ET LE CUBISME » par Emmanuel Plasseraud, Docteur en études cinématographiques (Paris 3) et réalisateur de films. Un dossier disponible dans son intégralité depuis le site Cadrage.net
Forme labyrinthique
[...] L’analyse que nous proposons de Mulholland drive pourrait être appliquée, à certaines nuances prêt, à propos de Lost Highway et d’ Inland Empire , car ces trois films sont construits sur un schéma similaire, bien que de plus en plus complexes. Lost Highway , par exemple, se présente comme un labyrinthe simple, bien que le plus terrifiant de tous, comme le rappelait Borges, celui de la ligne droite de l’autoroute perdue qu’empruntent en sens inverse Fred et Pete, les deux hommes liés par le personnage de Dick Laurent et leurs deux femmes qui se ressemblent tant. La dimension rectiligne est mise en valeur dès le premier plan du film, où les phares de la voiture percent, à grande vitesse, la nuit du désert et éclairent les bandes blanches qui se succèdent à l’infini. Mulholland drive , au contraire, apparaît comme un labyrinthe sinueux, fait de détours, de bifurcations, là encore dès les premiers plans du film où, toujours dans la nuit, la voiture circule sur la route qui serpente autour de Los Angeles. Cette voiture est censée amener une jolie femme brune à une soirée (Camilla rhodes que l’on connaîtra d’abord sous le nom d’emprunt de « Rita »), mais ceux qui conduisent s’arrêtent et s’apprêtent à la tuer. Mais ils sont heurtés par une voiture et suite à l’accident, la jeune femme devenue amnésique s’enfuit et se réfugie dans une maison où elle va rencontrer une jeune comédienne, Betty, venue tenter sa chance à Hollywood, qui va l’aider à retrouver la mémoire. Lors d’une séquence, elles se penchent sur un plan de Los Angeles, image du labyrinthe qui rappelle un plan de la séquence initiale montrant le quadrillage scintillant des lumières de la ville qui s’étend à perte de vue. Cette vue, on la retrouve lorsque « Rita » s’échappe de la voiture accidentée. Elle regarde la ville avant de se perdre en elle. Plus tard, les deux policiers chargés de l’enquête resteront interdits devant ce même panorama, et n’iront d’ailleurs pas plus loin.
Mulholland dr. et Los Angeles sont deux labyrinthes figuratifs, ou plutôt le même d’un point de vue intérieur ou extérieur. Mais ce motif donne surtout sa forme au récit considéré dans son ensemble. Dans la première partie, plusieurs histoires sont entremêlées, apparemment sans lien : celle de Betty et Rita, celle du réalisateur et de son film, celle du tueur à gage, et la courte séquence du rêve de Dan au Winkie’s. L’entrelacs est l’une des formes matricielles du labyrinthe, avec la spirale. Celle-ci gouverne le seconde partie, qui commence avec la découverte du cadavre de Diane. La spirale ajoute au labyrinthe une dimension temporelle que l’entrelacs ne possède pas. Dans cette partie, il n’y a plus qu’une seule histoire, et cette histoire réunit, bien que de manière illogique, tous les personnages entrevus lors de la première partie. Mais la linéarité du récit est brisée parce que l’on ne cesse d’aller et venir dans le temps. Il y a principalement trois moments : le dernier jour de Diane, dépressive, qui s’achève avec son suicide. Les jours qui précèdent, où elle commandite au tueur à gage l’assassinat de son amie. Enfin les jours plus anciens où elle découvre que Camilla veut interrompre leur relation, parce qu’elle est tombée amoureuse du réalisateur du film. Le fait que la clé bleue soit chez elle lors du dernier jour semble indiquer que le tueur à gage a accompli sa mission (ou croit qu’elle a été accomplie). Elle se suicide donc peut-être poussée par le désespoir d’avoir provoqué la mort de son amour. Mais en même temps, c’est bien Rita-Camilla qui découvre le cadavre de Diane, à la fin de la première partie. Elle peut, certes, très bien avoir échappé à la tentative d’assassinat, à laquelle on assiste au début du film. Mais on ne peut comprendre qu’elle trouve par la suite, dans son sac à main, la clé bleue, qui est censée se trouver chez Diane. Les deux parties ne collent pas, elles sont incompossibles, selon le mot de Leibniz. Sont dits incompossibles des mondes contradictoires qui existent en même temps.
La logique rationnelle, qui se base sur le principe de non-contradiction, et la physique newtonienne correspondent à une conception du monde qui s’est effondrée au début du vingtième siècle. Les cubistes en ont pris acte, et leurs tableaux témoignent de la volonté de s’extraire de la vision du monde organisée rationnellement, notamment au moyen de la perspective, pour aboutir à une image de l’espace et du temps qui renonce à la logique rationnelle et adhère en même temps à une physique relativiste. La théorie de la relativité d’Einstein (Albert) date de 1905. Cette physique implique de prendre en compte la position de l’observateur, qui change selon ses déplacements ce qui modifie l’aspect spacio-temporel du monde.
« Braque et les cubistes ont accompli le passage de l’observation du motif à une identification plus complexe de celui qui voit au motif, en se déplaçant de la périphérie de l’observation vers le centre des tendances productrices du motif, devenant capables de produire un nouvel acte de voir ; en centrant le dynamisme subjectif au cœur du dynamisme objectif, les phases cinétiques du motif même purent se joindre au processus général, et ainsi fut franchie la barrière de l’aspect statique. A présent une totalité nouvelle et plus complète de l’action a été atteinte parce que la fiction de l’objet extériorisé et sans fonction a été détruite par la fusion des dynamismes du sujet et de l’objet » (5) .
Cette relativité se retrouve au cœur même du film de Lynch. La boîte bleue est un trou noir, au sein duquel, selon la théorie de la relativité, les lois physiques newtoniennes n’ont plus cours. Le temps et l’espace se modifient, la matière se transforme, et la sortie du trou noir, baptisée par les astrophysiciens trou blanc, est une entrée dans un monde parallèle, à la fois identique et différent du nôtre (6) . Zooms au sein d’espaces sombres et flashes blancs accompagnent toujours les ruptures spacio-temporelles dans les films de Lynch, comme lorsque Fred se transforme en Pete dans Lost Highway . Il y a de nombreux parallèles entre les deux parties de Mulholland drive , comme si les événements éparpillés de la première partie étaient redistribués dans la seconde, comme si entre les deux on avait agité la boîte et que le puzzle se reconstituait d’une autre manière, avec les mêmes morceaux qui ne collent pas vraiment (ainsi est fait d’ailleurs le cendrier en céramique rempli de mégots de cigarette, qui se trouve dans la chambre de Diane). Diane, bien sûr, ressemble à Betty (à l’inverse, la serveuse du Winkie’s aperçue dans la première partie s’appelle Diane, et dans la seconde Betty), d’autant plus que Naomie Watts joue les deux rôles. Elle occupe la place de Rita dans la voiture qui serpente sur Mulholland dr. Et ce sont les plans de la voiture vus au début, lors du générique, qui sont réutilisés. Elle est aussi une provinciale venue à Hollywood pour tenter sa chance comme actrice, qui vit chez sa tante (sauf que celle-ci est morte). La voisine de Diane vient rechercher ses affaires chez celle-ci (dans la première partie, elle dit à Rita et Betty qu’elle va le faire – mais peut-être est-ce encore d’autres affaires ?). Dan raconte son rêve dans la première partie, et semble le vivre dans la seconde où Diane l’aperçoit.devant la caisse du Winkie’s. Le réalisateur déclare, lors de sa soirée, qu’il a gardé la piscine et sa femme l’homme qui la nettoie (scène que l’on aperçoit dans la première partie) etc… Cette construction kaléidoscopique peut donner libre cours à toutes sortes d’interprétation, qui montreront comment une phrase, un objet ou un personnage renvoient, d’une partie à l’autre, à un autre moment, en écho. On a ainsi pu dire que la première partie était le rêve de Diane, qui s’endort lors du plan subjectif où la caméra s’approche de son lit (c’est le même drap rouge et la même couverture jaune) et se réveille au début de la seconde partie. Cette interprétation ne nous semble pas juste, d’une part car dans cette partie, il n’y a rien encore d’illogique (la seconde l’est davantage), mais surtout parce qu’elle tend, par le recours au rêve, à rationaliser l’œuvre. Or justement, le film en son ensemble se présente comme un monde contradictoire, illogique, irrationnel, qui induit une conception de l’espace-temps qui n’est plus objective, newtonienne, mais subjective et relativiste. C’est dans un labyrinthe intérieur que nous errons, labyrinthe où nous entrons et sortons par la même porte, car au début et à la fin du film, on assiste à la même scène : après l’ouverture dansée (que rappellera la clôture d’ Inland Empire ), le plan subjectif montrant le lit de Diane est perturbé par des surimpressions aveuglantes du couple de vieillard. Il s’achève par un noir, lorsque la caméra rencontre le lit. A la fin du film, ces mêmes vieillards, sortis de la boîte bleue, font irruption chez Diane qui, acculée, se suicide au milieu de flashes blancs. Trou noir, trou blanc. Au milieu du film, Betty et Rita découvrent son corps en putréfaction, avec son visage déformé par la balle qui l’a traversé, lové sur les draps rouges de son lit. On peut penser que le film s’est déroulé lors de la fraction de seconde où Diane a trouvé la mort. Dans cette fraction de seconde, comme on le dit parfois, on revoit toute sa vie, ou pour mieux le dire sa vie dans sa totalité psychique, à la fois ce qu’on a vécu réellement et ce que l’on a rêvé, ce que l’on peut imaginer. L’ensemble de ces possibilités se déplie au cours du film, dans un mélange contradictoire plus que dans une simple opposition. La confusion provoquée entraîne la dissipation de l’identité et l’expérience schizophrénique. Betty se confond avec Diane. Elles sont toutes deux vampirisées par Rita-Camilla, qu’on aura découvert amnésique au début du film, ce qui n’est pas anodin, puisque ce sont les souvenirs qui assurent la cohérence de notre moi dans le temps. Le moi se dissout dans l’identification à l’autre, d’autant plus que l’autre n’est personne.
« Toutes les visions, chaque idée ou forme qui se condense en vue d’être, exigent un oubli, une anesthésie face à la réalité usée. Plus on s’adonne fortement à l’acte de regarder une nouvelle figure, plus on active les visions avec passion, plus mortellement est assimilé le moi. On peut dire que la force d’une personne se révèle dans la capacité de se sacrifier soi-même ainsi que dans la violence de la mort de son propre moi. »(7) .
C’est ainsi que le film de Lynch nous provoque, nous incite à voir, sans restreindre l’acte de regarder à une perception médiatisée par la conscience, à enlever leurs noms aux choses. Mais cette opération ne va pas sans risque, pour le spectateur.
Sensation d’angoisse
Il faut à présent quitter l’analyse formaliste de l’œuvre, ou plutôt nous en servir pour revenir à l’expérience vécue, l’effet premier, direct, du film sur le spectateur. Ici, deux courtes remarques préliminaires s’imposent. La première concerne la difficulté d’aborder ce type de relation en raison de son caractère subjectif. Certes, l’expérience vécue n’est pas un critère puisqu’elle varie en fonction de chacun. Néanmoins, il est indéniable que la structure formelle que nous venons d’analyser et les effets optiques et visuels que nous relèverons ont nécessairement un impact conditionnant, dirigeant même la réception du film, même si chacun y est sensible avec plus ou moins d’intensité ou de détachement. Deuxièmement, nous voulons justement montrer que Mulholland drive , et plus généralement la seconde période de Lynch, a comme principale visée la tentative de restituer cinématographiquement, en la provoquant chez le spectateur, une sensation particulière qui dépasse le cadre de la compréhension intellectuelle, ou mieux qui l’annihile de façon à toucher physiquement le spectateur, à lui faire éprouver dans sa chair un sentiment global qui se dégage du film, et qui correspond aussi à ce qu’éprouve un personnage, en l’occurrence Diane. Il n’y a pas lieu, de toute façon, d’opposer intellection et émotion, ni d’ailleurs esprit et corps, comme l’ont montré les récents travaux de neurobiologistes comme Jean-Pierre Changeux ou Antonio Damasio (8) . Les deux aspects se complètent, et c’est justement sur cette interpénétration que Lynch, adepte de la méditation transcendantale, compte.
Les premières images du film, les surimpressions floues et surexposées de Betty et des deux vieillards, ainsi que le plan subjectif montrant le lit de Diane, sont énigmatiques et fortement sensorielles par la déformation sonore qui les accompagne. Elles disparaissent et une autre histoire commence – celle de « Rita » -, mais elles ont été vécues par le spectateur. Ce bref enchaînement d’images irrationnelles sera d’ailleurs prolongé au début d’ Inland Empire , film où l’effet recherché dans Mulholland drive est démultiplié. La réapparition des vieillards en compagnie de Betty, à la sortie de l’aéroport, entraîne une remémoration, sans pour autant expliquer ces images. L’aspect terrifiant de leur retour, à la fin du film, vient justement du logement irrationnel qu’ils occupent pour le spectateur, qui ne peut les lier par une relation causale à d’autres éléments du récit. Le plan sur le lit s’explique (Diane se couche ou se suicide, c’est selon), mais seulement après une seconde vision du film, car il est trop court et offre trop peu de renseignements iconiques significatifs pour être rapproché d’emblée du lit de Diane que l’on ne revoit que vers la fin du film.
Par la suite, lors de la première partie, la construction éclatée du récit brise la linéarité permettant une lecture rationnelle causale. Certains enchaînements de séquences sont mystérieux et inexplicables, comme celui-ci par exemple : Rita s’endort sous la table où elle se cache – Dan meurt effrayé par le clochard – Rita est toujours en train de dormir – M. Roque commande, à travers une succession de coups de téléphone énigmatiques (on ne voit jamais le visage des interlocuteurs) de tout arrêter car la fille (« Rita » ?) a disparu. Lynch entretient ainsi une impression de mystère, qui a pour effet de provoquer une activité cérébrale, au niveau de la conscience qui cherche à comprendre et à interpréter. Le travail de déstabilisation émotionnelle n’est cependant pas encore véritablement lancé, sauf dans la séquence du clochard où est créée une sensation de malaise par la modification sonore (le son d’ambiance est coupé, remplacé par une musique angoissante), l’apparition monstrueuse subite et le jeu physique de l’acteur (la sueur, l’effondrement, l’audition déformée). Mais cette séquence est sans suite, et avec l’arrivée de Betty, le film bifurque vers un récit de type policier (qui est « Rita » ? Que s’est-il passé à Mulholland dr. ?) où la compréhension rationnelle est à nouveau activée. Le récit est alors essentiellement diurne, ensoleillé, constitué de clichés qui le situent en terrain connu (émerveillement de l’actrice débutante arrivant à Hollywood, rencontre d’une femme fatale, répétition, casting, coup de foudre pour le réalisateur). Hervé Aubron a raison de remarquer que Lynch présente alors un monde « clean », mais où l’on sait aussi la présence d’un envers du décor sombre, sale, inquiétant (la crotte de chien, le clochard, le réseau mafieux) (9) .
L’enquête de Betty et « Rita » les amène jusqu’à la maison de Diane. Le parcours dans le jardin, image du labyrinthe, anormalement long et soutenu par une musique inquiétante, prépare l’apparition traumatisante du cadavre de la jeune femme. Celui-ci se trouve à l’intérieur d’une boîte (la maison) que la caméra parcourt d’abord, selon la stratégie visuelle adoptée par Lynch (que l’on retrouve dans Fire walk with me et Inland Empire ) consistant à nous entraîner à l’intérieur de nous-mêmes, au-delà de la superficie éclairée de notre conscience, dans la zone sombre de notre inconscient. L’inquiétude ressentie précédemment, mais encore jugulée par la possibilité d’une reconstruction consciente des relations causales narratives se mue alors en angoisse, accentuée par la musique sourde. La sortie précipitée de la maison aboutit à la démultiplication simultanée des héroïnes, image « métamorphotique » cubiste qui illustre le processus de dissolution identitaire qui s’enclenche. Celui-ci se prolonge avec le changement d’apparence de « Rita » qui revêt sa perruque blonde, puis, plus tard, avec la disparition de Betty remplacée par Diane, et la découverte que Rita s’appelle en fait Camilla Rhodes, comme l’actrice blonde que le réalisateur est forcé de choisir dans la première partie. Mais en fait, ce sont bien tous les personnages, et même les lieux, qui endossent une nouvelle identité. La reconstitution kaléidoscopique de la seconde partie, par ses résonances avec la première et ses raccourcis (de Mulholland dr. à la villa du réalisateur, de celui-ci à Coco, dont on apprend qu’elle est sa mère, de Diane au cow-boy qui vient la réveiller), nous jette à présent dans l’angoisse. C’est une nouvelle réalité qui apparaît, recomposée comme dans un tableau cubiste, sauf que cet effet n’est plus spatial mais temporel. L’identification que nous avons eu tant de mal à opérer lors de la première partie mystérieuse, placée justement sous le signe de la recherche d’identité de « Rita », s’effondre, sans pour autant cesser complètement puisque l’on connaît déjà ces personnages, que certains éléments ressemblent à ce que nous avons vu précédemment sans pour autant être les mêmes (par exemple, Diane se retrouve dans la voiture sur Mulholland dr. à la place de « Rita »). S’il n’y avait que destruction identitaire, le film n’aurait pas cet effet. Il faut des ressemblances pour instaurer le trouble. Nous suivons le film sans pouvoir le comprendre parce que nous nous sommes identifiés à ces personnages et que nous subissons leur sort, qui est d’être devenus autres. Nous subissons leur traumatisme. Car cette partie est beaucoup plus sombre que la première, essentiellement nocturne et placée sous le signe de la dépression, celle de Diane mais aussi la crise d’angoisse de Betty au Silencio. Cette séquence est d’ailleurs l’occasion d’une entrée dans une autre boîte (et l’on retrouve, à l’intérieur, la boîte bleue). Elle offre un moment purement sensible de tristesse, la chanson de la LLorona de Los Angeles, qui accompagne l’état dépressif. Elle est aussi le moment d’un travail visuel et sonore combinant nappes sourdes, flashes blancs, fumée et jeu hystérique des actrices. Les flashes blancs stroboscopiques et les nappes sourdes sont des opérateurs sensibles qui agissent sur les nerfs des spectateurs. Ceux-ci sont mis à vif, car la conscience est empêchée de comprendre le déroulement du récit à cause du trouble identificatoire et de l’enchaînement non-chronologique des séquences réparties, comme nous l’avons vu, en trois temporalités différentes. L’impact du film devient physique, et le spectateur, comme Betty, assise devant le spectacle, est amené à ressentir, au-delà de la tristesse, l’angoisse qui réside au fond de la dépression. Le film se met en abîme en rappelant que tout est illusion (comme lorsque l’héroïne d’ Inland Empire meurt sur Sunset Boulevard), mais l’effet obtenu est contraire à la distanciation, d’une part car c’est une nouvelle manière de provoquer un trouble identitaire, et d’autre part parce que les effets sonores et visuels ne s’estompent pas.
Précisément, l’apogée de ce processus survient à la fin du film, avec le suicide de Diane, où l’on retrouve le clochard, la boîte bleue, les vieillards, la maison-boîte, les cris hystériques, la fumée, les flashes blancs et les rideaux du Silencio (en surimpression). Les éléments disparates, dont les effets ont été disséminés au cours du film, se réunissent. Leur impact est démultiplié parce que leur fusion est irrationnelle et présente donc un caractère obsessionnel : « La tristesse s’accompagne d’une faible production d’images, mais d’une hyper-attention aux images »(10) . L’angoisse étreint le spectateur, amené à ressentir au plus profond de son être celle qui submerge Diane et l’amène à se suicider. Mais cette angoisse est aussi celle du créateur, qui a su amener son œuvre à ce point fatal :
« L’artiste se sacrifie ici au profit de la vision qui l’absorbe, la réalité rationnelle vole en éclat, de la même façon que, dans l’esprit du suicidaire, un fait, une idée atteint une telle intensité que le suicidaire s’y identifie totalement, au point qu’elle acquiert un degré maximal de réalité, absorbe le suicidaire et le tue »(11) .
L’angoisse existentielle devant la certitude de la mort, tel est le sentiment, à la fois physique et psychique, que le cinéma de Lynch cherche à provoquer principalement dans les films dont les personnages principaux sont des femmes ( Fire walk with me , Mulholland drive , Inland Empire ). Ce que racontent ces films, c’est l’angoisse de celles qui savent qu’elles vont mourir. Mais raconter ne suffit pas ; il faut le faire ressentir. La structure formelle déstabilisante de ces films a justement comme effet d’obtenir cette sensation. Si cet effet touche si fort un public vaste, c’est parce qu’ordinairement, notre monde moderne s’en protège en nettoyant ou en dissimulant ce qui est sale, en faisant de la violence un jeu où la mort est désincarnée (le liquidage raté du tueur à gage), en se couvrant de clichés idylliques. Mais nous ressentons aussi confusément combien cette mise à l’écart de la mort nous coupe de notre situation existentielle et nous appauvrit en nous réduisant à des consommateurs rationnels. Les films, par exemple, sont pour la plupart des objets de divertissement, ou tentent d’offrir une image objective d’une société réduite aux problèmes sociaux. Ceux de Lynch touchent au fond de l’expérience humaine et de notre situation actuelle. Ils sont cathartiques, et cette opération de purification psychique commence par la réaffirmation du caractère tragique de l’existence, qui prend en compte toutes les strates psychiques, refoulé par la logique mercantile du monde moderne. Dans Fire walk with me et dans Inland Empire , un intense soulagement survient même lorsque le personnage féminin parvient dans l’au-delà. Une musique douce apaise le spectateur, les visages en pleurs des héroïnes et les sourires qui se dessinent sur leurs visages réconcilient la contradiction qui fait de la peur de mourir la condition de la vie authentiquement vécue. Ils invitent au bien-être qui vient après la libération de l’énergie psychique perturbatrice engendrée par l’angoisse. Il n’y a rien de tel dans Mulholland drive , qui se déroule, on l’a vu, le temps d’une fraction de seconde, sur le seuil de la mort. Il y a juste un mot, mais qui dit tout, et qui suavement mais fermement, commande le repos : « Silencio ! ».
(5) Carl Einstein, Georges Braque , op. cit, p. 54.
(6) Jean-Pierre Luminet, Les trous noirs , Paris, Editions du Seuil, 1992, p. 224.
(7) Carl Einstein, Georges Braque , op. cit, p. 141.
(8) Voir, à ce sujet : Jean-Pierre Changeux, Raison et plaisir , Paris, Editions Odile Jacob, 1994, et Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison , Paris, Editions Odile Jacob, 2003.
(9) Hervé Aubron, Mulholland drive de David Lynch , Paris, Yellow Now, 2006, p. 53.
(10) Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison , op. cit, p. 93.
(11) Carl Einstein, Georges Braque , op. cit, p. 148
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