http://www.dailymotion.com/video/k5sBsDE6t7TPGdqsuz
Cette petite note est une combinaison et synthèse des articles suivants :
http://ecrits-vains.com/doxa/doucet1.htm
http://www.philocours.com/cours/cours-langageanimal.htm
http://philonnet.free.fr/reference.htm
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Les recherches de Karl von Frisch (éthologue autrichien et professeur de zoologie à l’Université de Munich) nous ont fait connaître les processus de communication existant chez les abeilles. Son mode opératoire fut le suivant : observer à travers une ruche transparente le comportement de l’abeille qui rentre après une découverte de nourriture. Ses conclusions : les abeilles possèdent bien un système de communication visuel permettant des actions concertées.
Les abeilles d’une ruche exécutent deux types de danse pour communiquer les informations relatives à la présence, la distance et la direction d’une aire de butinage :
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La danse circulaire: l’abeille décrit des cercles horizontaux successivement de droite à gauche puis de gauche à droite. Cette danse signale la présence de nourriture à une faible distance, moins de 100 m de la ruche. Cette danse en cercle indique simplement la présence de nourriture à faible distance, elle est fondée sur le principe mécanique du « tout ou rien».
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La wagging dance: dans un frétillement continu de l’abdomen, l’abeille court droit, puis décrit un tour complet vers la gauche, de nouveau court droit, recommence un tour complet sur la droite, et ainsi de suite de sorte à décrire une sorte de « 8 », comme sur l’image ci-dessous. Cette deuxième danse indique la présence de nourriture, sa direction et sa distance à la ruche. Distance cette fois comprise entre 100 m et 6 km de la ruche. Plus précisément, l’inclinaison de l’axe de la danse par rapport au soleil indique la direction, et la rapidité du nombre de figures de la danse précise la distance. Celle-ci varie toujours en raison inverse de la fréquence du le nombre de figures dessinées par la danse. Ainsi, l’abeille décrira neuf à dix « 8 » complets en quinze secondes quand la distance est de cent mètres, sept pour deux cent mètres, quatre et demi pour un kilomètre, et deux seulement pour six kilomètres. Plus la distance est grande, plus la danse est lente. Cette danse formule vraiment une communication. Contrairement à la première, ici, c’est l’existence de la nourriture qui est implicite dans les deux données (distance, direction) énoncées.
Danse en cercles et danse en « 8 » apparaissent donc comme de véritables messages par lesquels la découverte de nourriture par une abeille est signalée aux autres abeilles. Le message transmis contient trois données extraites de l’environnement : l’existence d’une source de nourriture, sa distance, sa direction.
Les abeilles apparaissent donc capables de produire/formuler et de comprendre/interpréter un véritable message. Elles peuvent donc enregistrer des relations de position et de distance, les conserver en mémoire pour les communiquer/décomposer à travers l’expression de symboles comportementaux. Sur ce dernier point, on peut dire qu’il y a donc un rapport « conventionnel » entre le comportement de l’abeille et la donnée qu’il traduit. Ce rapport est ensuite perçu par les autres abeilles et devient moteur d’action.
Question : retrouverait-on chez les abeilles les caractéristiques d’un langage ? Résumons-nous. La communication des abeilles telle que décrite par Karl von Frisch pourrait donner à voir plusieurs points de « ressemblance » : appartenance à une même espèce, usage d’un même code et existence :
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d’un symbolisme rudimentaire : la forme et la fréquence de la danse formalisent gestuellement une réalité objective constante et d’une autre nature: la nourriture;
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d’un système : dans le cas de la wagging-danse, 3 données variables de signification constante sont combinées;
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de l’exercice d’une relation : le message organisé est destiné aux individus de la collectivité qui tous possèdent ce qui est nécessaire pour le comprendre dans les mêmes termes et le transformer en acte.
Nous avons donc un système de communication efficace, toutes les butineuses étant capables, en dansant, à la fois d’émettre un signal et d’en recevoir de semblables compréhensibles par les autres abeilles de la communauté. Ce système établit donc une convention signifiante stable entre un signal et une réalité.
Mais cette convention liée à une situation donnée est indépendante des abeilles elles-mêmes. C’est-à-dire que celles-ci agissent sur la réalité selon des schémas dont les buts sont fixés d’avance, et ces dernières ne peuvent dialoguer comme le feraient des êtres humains pour s’accorder sur un mode de désignation de la réalité réalité. Autrement dit, il n’y a pas ici de communication sur la communication, pas de métalangage.
A contrario, les êtres humains peuvent passer entre eux des conventions nouvelles, indépendantes des situations dans lesquelles elles ont été conçues, et les transmettre pour une utilisation dans d’autres situations. C’est-à-dire qu’ils sont capables de concevoir des signaux différents pour transmettre une même information. Ou autrement dit, pour une même action envisagée, ils peuvent passer un grand nombre de conventions pour émettre, recevoir, mémoriser et comprendre des actions à entreprendre. La relation est variable entre la réalité et les organisations signifiantes qui la représentent. A une même réalité correspond autant d’organisations signifiantes qu’il y a de langues naturelles ou artificielles, et réciproquement, une organisation signifiante ne désigne pas une réalité et une seule.
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Emile Benveniste, linguiste français, va plus loin dans l’expression de ces « différences » lorsqu’il aborde le thème de la communication des abeilles dans son ouvrage « Problèmes de linguistique générale », pp. 57, 59-62, Éd. GALLIMARD.
« [...] les différences sont considérables et aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre le langage humain.
Celle-ci, d’abord, essentielle, que le message des abeilles consiste entièrement dans la danse, sans intervention d’un appareil « vocal », alors qu’il n’y a pas de langage sans voix. D’où une autre différence, qui est d’ordre physique. N’étant pas vocale mais gestuelle, la communication chez les abeilles s’effectue nécessairement dans des conditions qui permettent une perception visuelle, sous l’éclairage du jour; elle ne peut avoir lieu dans l’obscurité.
Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu. Le message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d’autres qui parlent, telle est la réalité humaine.
Parce qu’il n’y a pas dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée « linguistique ». Déjà parce qu’il n’y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique, mais aussi en ce sens que le message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n’aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. On n’a pas constaté qu’une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu’elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais.
On voit la différence avec le langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l’expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s’entremêlent librement et à l’infini. L’abeille ne construit pas de message à partir d’un autre message. Chacune de celles qui, alertées par la danse de la butineuse, sortent et vont se nourrir à l’endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même information, non d’après le message premier, mais d’après la réalité qu’elle vient de constater. Or, le caractère du langage est de procurer un substitut de l’expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l’espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique.
Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d’observer qu’il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu’il comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l’illimité des contenus du langage humain.
De plus, la conduite qui signifie le message des abeilles dénote un symbolisme particulier qui consiste en un décalque de la situation objective, de la seule situation qui donne lieu à un message, sans variation ni transposition possible. Or, dans le langage humain, le symbole en général ne configure pas les données de l’expérience, en ce sens qu’il n’y a pas de rapport nécessaire entre la référence objective et la forme linguistique.
Un dernier caractère de la communication chez les abeilles l’oppose fortement aux langues humaines. Le message des abeilles ne se laisse pas analyser. Nous n’y pouvons voir qu’un contenu global, la seule différence étant liée à la position spatiale de l’objet relaté. Mais il est impossible de décomposer ce contenu en ses éléments formateurs, en ses «morphèmes », de manière à faire correspondre chacun de ces morphèmes à un élément de l’énoncé. Le langage humain se caractérise justement par là. Chaque énoncé se ramène à des éléments qui, se laissent combiner librement selon des règles définies, de sorte qu’un nombre assez réduit de morphèmes permet un nombre considérable de combinaisons, d’où naît la variété du langage humain, qui est capacité de tout dire. Une analyse plus approfondie du langage montre que ces morphèmes, éléments de signification se résolvent à leur tour en phonèmes, éléments d’articulation dénués de signification, moins nombreux encore, dont l’assemblage sélectif et distinctif fournit les unités signifiantes. Ces phonèmes « vides », organisés en systèmes, forment la base de toute langue. Il est manifeste que le langage des abeilles ne laisse pas isoler de pareils constituants; il ne se ramène pas à des éléments identifiables et distinctifs. »