De l’éthique à l’éthologie, un portrait de Spinoza par Gilles Deleuze

Spinoza. : Philosophie pratique Extraits de Spinoza, Philosophie pratique.
Editeur : Editions de Minuit; Édition : [Nouv. éd.] (1 avril 2003) Collection : Reprise

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Corps et Nature

     […] Si nous sommes spinozistes, nous ne définirons quelque chose ni par sa forme, ni par ses organes et ses fonctions, ni comme substance ou comme sujet. Pour emprunter des termes au Moyen Age, ou bien à la géographie, nous le définirons par longitude et latitude. Un corps peut être n’importe quoi, ce peut être un animal, ce peut être un corps sonore, ce peut être une âme ou une idée, ce peut être un corpus linguistique, ce peut être un corps social, une collectivité.

Nous appelons longitude d’un corps quelconque l’ensemble des rapports de vitesse et de lenteur, de repos et de mouvement, entre particules qui le composent de ce point de vue, c’est-à-dire entre éléments non formés.

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Nous appelons latitude l’ensemble des affects qui remplissent un corps à chaque moment, c’est-à-dire les états intensifs d’une force anonyme (force d’exister, pouvoir d’être affecté). Ainsi nous établissons la cartographie d’un corps.

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L’ensemble des longitudes et des latitudes constitue la Nature, le plan d’immanence, toujours variable, et qui ne cesse pas d’être remanié, composé, recomposé, par les individus et les collectivités.

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[…] Concrètement, si vous définissez les corps et les pensées comme des pouvoirs d’affecter et d’être affecté, beaucoup de choses changent. Vous allez définir un animal, ou un homme, non pas par sa forme, ses organes et ses fonctions, et pas non plus comme un sujet : vous allez le définir par les affects dont il est capable. Capacité d’affects, avec un seuil maximal et un seuil minimal, c’est une notion courante chez Spinoza.

[…] Par exemple : il y a de plus grandes différences entre un cheval de labour ou de trait, et un cheval de course, qu’entre un bœuf et un cheval de labour. C’est parce que le cheval de course et cheval de labour n’ont pas les mêmes affects ni le même pouvoir d’être affecté ; le cheval de labour a plutôt des affects communs avec le bœuf.

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On voit bien que le plan d’immanence, le plan de Nature qui distribue les affects, ne sépare pas du tout des choses qui seraient dites naturelles et des choses qui seraient dites artificielles. L’artifice fait complètement-partie de la Nature, puisque toute chose, sur le plan immanent de la Nature, se définit par des agencements de mouvements et d’affects dans lesquels elle entre, que ces agencements soient artificiels ou naturels.

Ethologie et mode d’existence

     […] Longtemps après Spinoza, des biologistes et des naturalistes essaieront de décrire des mondes animaux définis par les affects et les pouvoirs d’affecter ou d’être affecté. Par exemple, J. von Uexküll le fera pour la tique, animal qui suce le sang des mammifères. Il définira cet animal par trois affects : le premier, de lumière (grimper en haut d’une branche) ; le deuxième, olfactif (se laisser tomber sur le mammifère qui passe sous la branche) ; le troisième calorifique (chercher la région sans poil et plus chaude). Un monde avec trois affects seulement parmi tout ce qui se passe dans la forêt immense. Un seuil optimal et un seuil pessimal dans le pouvoir d’être affecté : la tique repue qui va mourir, et la tique capable de jeûner très longtemps.

De telles études, qui définissent les corps, les animaux ou les hommes, par les affects dont ils sont capables, ont fondé ce qu’on appelle aujourd’hui l’éthologie. Cela vaut pour nous, pour les hommes, pas moins que pour les animaux, parce que personne ne sait d’avance les affects dont il est capable, une longue affaire d’expérimentation, c’est une longue prudence, une sagesse spinoziste qui implique la construction d’un plan d’immanence ou de consistance.

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[…] L’Ethique de Spinoza n’a rien à voir avec une morale, il la conçoit comme une éthologie, c’est-à-dire comme une composition des vitesses et des lenteurs, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté sur ce plan d’immanence. Voilà pourquoi Spinoza lance de véritables cris : vous ne savez pas ce dont vous êtes capables, en bon et en mauvais, vous ne savez pas d’avance ce que peut  un corps ou une âme, dans telle rencontre, dans tel agencement, dans telle combinaison.

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L’art de composer ses rapports

     […] L‘éthologie, c’est d’abord l’étude des rapports de vitesse et de lenteur, des pouvoirs d’affecter et d’être affecté qui caractérisent chaque chose. Pour chaque chose, ces rapports et ces pouvoirs ont une amplitude, des seuils (minimum et maximum), des variations ou transformations propres. Et ils sélectionnent dans le monde ou la Nature ce qui correspond à la chose, c’est-à-dire ce qui affecte ou est affecté par la chose, ce qui meut ou est mû par la chose. Par exemple, un animal étant donné, à quoi cet animal est-il indifférent dans le monde infini, à quoi réagit-il positivement ou négativement, quels sont ses aliments, quels sont ses poisons, qu’est-ce qu’il « prend » dans son monde ?

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Tout point a ses contrepoints: la plante et la pluie, l’araignée et la mouche. Jamais donc un animal, une chose, n’est séparable de ses rapports avec le monde : l’intérieur est seulement un extérieur sélectionné, l’extérieur, un intérieur projeté ; la vitesse ou la lenteur des métabolismes, des perceptions, actions et réactions s’enchaînent pour constituer tel individu dans le monde. Et, en second lieu, il y a la manière dont ces rapports de vitesse et de lenteur sont effectués suivant les circonstances, ou ces pouvoirs d’être affecté, remplis. Car ils le sont toujours, mais de manière très différente, suivant que les affects présents menacent la chose (diminuent sa puissance, la ralentissent, la réduisent au minimum), ou la confirment, l’accélèrent et l’augmentent : poison ou nourriture ?

Enfin, l’éthologie étudie les compositions de rapports ou de pouvoirs entre choses différentes. C’est encore un aspect distinct des précédents. Car, précédemment, il s’agissait seulement de savoir comment une chose considérée peut décomposer d’autres choses, en leur donnant un rapport conforme à l’un des siens, ou au contraire comment elle risque d’être décomposée par d’autres choses.

Mais, maintenant, il s’agit de savoir si des rapports (et lesquels ?) peuvent se composer directement pour former un nouveau rapport plus « étendu », ou si des pouvoirs peuvent se composer directement pour constituer un pouvoir, une puissance plus « intense ». Il ne s’agit plus des utilisations ou des captures, mais des sociabilités et communautés.

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Comment des individus se composent-ils pour former un individu supérieur, à l’infini ? Comment un être peut-il en prendre un autre dans son monde, mais en en conservant ou respectant les rapports et le monde propres ? Et à cet égard, par exemple, quels sont les différents types de sociabilité ? Quelle est la différence entre la société des hommes et la communauté des êtres raisonnables ?… Il ne s’agit plus d’un rapport de point à contrepoint, ou de sélection d’un monde, mais d’une symphonie de la Nature, d’une constitution d’un monde de plus en plus large et intense. Dans quel et comment composer les puissances, les vitesses et les lenteurs ?

[…] Plan de composition musicale, plan de la Nature, en tant que celle-ci est l’Individu les plus intenses et le plus ample dont les parties varient d’une infinité de façons. Uexküll un des principaux fondateurs de l’éthologie, est spinoziste lorsqu’il définit d’abord les lignes mélodiques ou les rapports contrapuntiques qui correspondent à chaque chose, puis quand il décrit une symphonie comme unité supérieure immanente qui prend de l’ampleur (« composition naturelle »). Comme le dit Uexküll : « tout organisme est une mélodie qui se chante elle-même ».

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