« Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité » Démocrite
« Le code (génétique) n’a pas de sens à moins d’être traduit […] La machine à traduire de la cellule moderne comporte environ 150 constituants macromoléculaires qui sont eux-mêmes codés dans l’ADN : le code ne peut-être traduit que par des produits de traduction. Quand et comment cette boucle s’est elle refermée sur elle-même ? » Jacques Monod [1]
Les moteurs de l’évolution : le hasard et nécessité
Toute réflexion sur l’écologie et les milieux humains ne peut faire l’économie d’un détour, même succinct, sur les thèmes du hasard et de la nécessité, de l’ordre et du désordre. D’un côté nous reconnaissons que la vie est caractérisée par l’ordre : le métabolisme des cellules nécessitant la coordination d’une multitude de réactions chimiques (ordre fonctionnel) et le code génétique déterminant l’arrangement, la spécialisation des molécules (ordre architectural). De l’autre côté, le second principe de la thermodynamique affirme que l’état d’évolution le plus probable de tout système isolé est l’état d’équilibre désordonné (entropie). Ici et là, nous pouvons constater que la vie comprend à la fois des structures régulières (les biorythmes du métabolisme) et des structures chaotiques (processus neurologiques).
A notre niveau, la question n’est pas de chercher à définir le hasard ou la nécessité, bien plus de proposer un regard sur quelques relations et articulations possibles entre ces deux « concepts » : hasard et nécessité, hasard ou nécessité, nécessité du hasard, le hasard en tant que nécessité inconscience ou inconnaissable etc. etc.…
En effet, le « hasard », entendu au sens de contingence (croisement entre deux chaînes causales indépendantes pour Cournot, i.e. la tuile qui tombe du toit sur la tête du passant[2]), reste malgré tout compatible avec la vision d’un univers déterministe. A titre d’exemple, citons le concept implicite de contingence locale chez Spinoza, sans lequel il n’y aurait pas de parties 4 et 5 à l’Ethique. Celui-ci pourrait se résumer comme suit : il n’est pas nécessaire que j’existe, mais si j’existe je serais déterminé par l’ordre des causes et des effets. Plus généralement, lorsqu’il est question de l’existence humaine, à l’enchaînement causal ne s’oppose pas l’arbitraire mais les thèmes de la liberté et de la responsabilité. Enfin, hasard et prévisibilité ne s’entre-excluent pas. Comme le confirme la statistique (loi des grands nombres), un dé lancé au hasard tombera en moyenne autant de fois sur chacune de ses faces.
Hasard >> nécessité
Pour un Darwiniste classique, la sélection naturelle est avant tout le fruit de mutations génétiques qui apparaissent au hasard et desquelles la nécessité sélectionne et conserve les caractères les plus adaptés à la survie de l’espèce. Ce mécanisme repose donc presque exclusivement sur le hasard des forces, ne résumant la nécessité qu’à la seule survie. Ce faisant il met de côté l’ensemble des techniques dites parfois « imaginatives » d’un sujet vivant (coévolution, conservation de la diversité génétique, lutte contre les prédateurs, communication, connotations d’activités au sens d’Uexküll…). Le rôle du hasard dans l’apparition de la vie est donc ici très important, le choix étant purement aléatoire comme le dira Jacques Monod : « […] l’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard […] Nous n’avons, à l’heure actuelle, pas le droit d’affirmer, ni celui de nier que la vie soit apparue une seule fois sur terre, et que, par conséquent, avant qu’elle ne fut, ses chances d’être étaient quasiment nulles. Cette idée […] heurte notre tendance humaine à croire que toute chose réelle dans l’univers actuel était nécessaire, et de tout temps ».
Jacques Monod tente là de répondre à la question suivante : comment dans un monde de nécessité (les lois de la physique), concevoir que certaines coalitions de particules en soient venues à constituer des êtres vivants. En effet, l’apparition de la vie sur terre ne peut être déduites des seules lois de la physique, celles-ci ne traduisant aucune capacité que l’on pourrait attribuer à la matière de s’organiser. « Mais il se fait que, sur la Terre, un événement d’une très haute improbabilité a eu lieu. La singularité de cet événement est précisément d’avoir fait exister un nouveau type de nécessité, se dessinant sur fond de hasard : des mutations aléatoires affectent « ce qui » se reproduit, et les différences entre les taux de reproduction de ces divers « ce qui » entraînent nécessairement l’histoire sélective, seule « raison » tant de l’organisation d’un vivant individuel que de l’histoire des vivants.[3] »
Comprendre la vie à l’aide des seules lois de la physique revient donc à s’initier au calcul des probabilités. C’est précisément la probabilité de reproduction qui constitue la question nouvelle posée par le vivant : « […] à partir de là, on peut concevoir comment, dans la trame universelle des interactions, des êtres peuvent donner l’impression qu’ils poursuivent leurs propres fins, une fin dont la seule raison est de survivre et de se reproduire à travers un processus de sélection.[4] » Dans un tel modèle le hasard est créateur, la nécessité, exprimée sous forme de déterminisme génétique, le moteur sélectif de l’histoire.
Hasard et nécessité
La théorie de l’évolution des « systèmes auto-organisés critiques » peut nous aider à voir plus clair dans le type de relation [et], duale et complémentaire. Imaginons un instant l’ensemble des espèces sous la forme d’un immense tas de sable. Ce dernier serait soumis à deux « forces », deux dynamiques opposées. D’un côté l’attraction de grains de sable nouveaux venant consolider la structure d’ensemble du tas, de l’autre, l’effondrement qui en emporte de grosses parties. Tandis que s’ajoutent les grains de sable la structure se tient, c’est la nécessité, cependant il peut se produire des avalanches, c’est le hasard. Cette hypothèse retient donc que :
-
s’il n’y avait pas de hasard, le tas de sable ne s’effondrerait jamais et continuerait à croître vers l’inconnue ;
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s’il n’y avait pas des grains de sable qui toujours viennent s’ajouter, le tas de sable ne recommencerait continuellement à se restructurer, cela malgré les avalanches ;
Dans un tel modèle, une perturbation mineure suffit donc à transformer à grande échelle, autrement dit rien n’est indifférent. Ici hasard et nécessité fonctionnent donc dans une relation dialectique, la nécessité créant en quelque sorte ce que le hasard défait. Hasard et nécessité manifesteraient donc la dualité de la vie, si le hasard est un frein, la nécessité serait un accélérateur. Deux exemples de techniques « imaginatives » sont proposés ici pour illustrer ce que pourrait être cette relation duale : celui de la guêpe et de l’orchidée, celui de l’acacia et du kudu.
La guêpe et l’orchidée |
Malgré leur caractère souvent hermaphrodite et le rôle joué par le vent dans le transport du pollen, la fécondation des plantes nécessite la participation d’autres individus, principalement afin de brassage et de conservation de la diversité génétique. Pour ce faire, les orchidées sont capables d’imiter (leurre visuel et odeur) la guêpe femelle afin d’utiliser le mâle pour assurer le transport et la diffusion du pollen. |
Ainsi pendant que le mâle tente de copuler avec le leurre de la fleur, celle-ci lui accole le pollen qu’il ira déposer sur le leurre d’une prochaine orchidée. L’orchidée-marteau est encore plus spécifique dans son approche. En effet, celle-ci a dû répondre à un problème très particulier: la guêpe mâle utilisée pour le transport du pollen ne fait qu’atterrir sur la guêpe femelle pour repartir immédiatement copuler en vol. Impossible à résoudre ? Pas vraiment. Afin d’accoler son pollen, le végétal a inventé le mécanisme de marteau et d’enclume suivant : le leurre de la femelle est présenté au bout d’un bras élastique. Quand le mâle tente d’enlever le leurre, le bras élastique combiné aux efforts de la guêpe mâle font que celui-ci se met à décrire des cercles qui le font se frapper sur une « enclume ». Enclume où se trouve le pollen qui vient s’accrocher à la guêpe, mais aussi un organe femelle de la plante lui permettant de se féconder avec le pollen qui se trouve déjà accroché à la guêpe.
L’acacia et le koudou |
Les acacias d’Afrique du Sud, lorsqu’ils sont broutés par une antilope du genre Koudou, émettent un signal sous la forme d’éthylène. Ce signal volatil entraîne, chez les arbres voisins (même s’ils n’ont pas été eux-mêmes attaqués), l’accumulation de tanins particulièrement astringents, repoussant ainsi les antilopes. Ce poison est la solution de survie inventée par l’acacia et adoptée par tous.La coévolution plantes-agents biologiques sur des millions d’années a ainsi entraîné la multiplication de langages chimiques, qui permettent aux partenaires d’échanger et de créer des relations de symbiose, synergie, d’alliances mutuelles… |
Hasard ou effort d’imagination dans ces coévolutions ? Exceptions ou règle générale ? Ici il semble toujours y avoir une nécessité, toujours des grains de sable qui s’ajoutent pour poursuivre l’évolution. Le rôle du hasard devient alors de transformer par « déconstruction ». Dans le cas des orchidées, le hasard les a forcés à se réorganiser afin d’assurer leur reproduction (necessité).
Hasard << nécessité
« Avec la généralisation de la thermodynamique, on arrive à comprendre que la vie est la règle dans certaines conditions et que le dualisme de la nécessité et du hasard est dépassé.[5] »
Jusqu’à présent, il semblait y avoir incompatibilité entre le principe d’entropie et l’apparition de la vie ordonnée. Or de récentes recherches nous montre au contraire que pour les systèmes vivants, ce serait bien le principe d’entropie qui rendrait possible les processus d’autostructuration. Selon Prigogine, les structures biologiques sont des états spécifiques de non-équilibre. Elles exigent une dissipation constante d’énergie et de matière, d’où leur nom de structures dissipatives : « c’est par une succession d’instabilités que la vie est apparue. C’est la nécessité, c’est-à-dire la constitution physicochimique du système et les contraintes que le milieu lui impose, qui détermine le seuil d’instabilité du système. Et c’est le hasard qui décide quelle fluctuation sera amplifiée après que le système a atteint ce seuil et vers quelle structure, quel type de fonctionnement il se dirige parmi tous ceux que rendent possibles les contraintes imposées par le milieu. »
Le rôle du hasard dans l’apparition de la vie est donc ici très restreint : il se réduit à un choix contraint entre diverses possibilités.
Conclusion et perspective : la nécessité nietzschéenne d’affirmer le hasard
Hasard et Nécessité, ce qu’ils sont exactement dépend sans doute du point d’observation. Une perspective différentes du même ? Car peut-être le hasard pourrait s’expliquer si on avait les moyens de percevoir l’ensemble de ce qui se passe (vision systémique de l’enchaînement des causes ou vision dionysiaque nietzschéenne). Mais ce n’est pas le cas, du fait de notre conscience limitée, de l’insoutenabilité d’une telle vision. Contingence locale spinoziste (il n’est pas nécessaire que j’existe), nécessité immanente et raison suffisante de Leibnitz, volonté divine unique de Newton, attardons-nous un instant sur l’approche « esthétique » du hasard chez Nietzsche.
« La philosophie de Nietzsche se veut notamment une métamorphose de l’idée de hasard. Elle précise en effet que la création n’est ni un absolu ni un mouvement téléologique. Et, sous sa forme positive, elle précise le caractère imprévisible, aventureux, de la morale à venir. » [6] Pour Nietzche, la nécessité est précisément d’affirmer le hasard. Le vrai joueur fait du hasard un objet d’affirmation : il affirme les fragments, les membres du hasard. De cette affirmation naît le nombre nécessaire, qui ramène le coup de dés. On devine ici le jeu « sélectif » de l’éternel retour nietzschéen : « revenir est précisément l’être du devenir, l’un du multiple, la nécessité du hasard »[7]. Autrement dit, l’affirmation est l’interprétation active du chaos par l’homme, affirmation nécessaire qui lui permet d’assumer l’idée, de se préparer à la vision d’un monde en tant que totalité ouverte ou règne toujours l’indétermination, le hasard. L’affirmation ou « amor fati », c’est l’amour de la nécessité, mais ce qui est nécessaire, c’est le hasard lui-même, l’indétermination pénétrant tout.
« Un peu de raison, il est vrai, une semence de sagesse dispersée d’étoile en étoile – ce levain est mêlé à toutes les choses : au nom de la folie, de la sagesse est mêlée à toute chose ! Un peu de sagesse est bien possible, mais je trouvai cette bienheureuse certitude en toute chose : qu’elles prétendent encore danser sur les pieds du hasard. »[8] Il s’agit d’affirmer à la fois la prééminence du hasard (la danse), et le fait que l’homme ne sait affirmer le hasard que par les voies d’un contrôle majoritairement rationaliste, repos des forces et schéma nécessaire à l’esprit humain : « un peu de sagesse est bien possible », cependant que « tout comprendre, ce serait supprimer tous les rapports de perspective, ce serait ne rien comprendre, méconnaître l’essence du connaître. »[9]
Point de vue autrement exprimé par Lorenz : « lorsqu’on pense que la mathématique est la seule source légitime de tout savoir, on doit logiquement fonder toute sa connaissance sur elle, autrement dit mener sa recherche sans utiliser les autres fonctions cognitives que l’homme a développé au cours de sa phylogénèse pour s’adapter à son environnement. »[10] Le hasard c’est ici l’indétermination affirmée du monde, la danse des forces ; la nécessité, le repos de celles-ci qui se laissent tomber un moment dans les filets de notre rationalité.
Pour donner un sens à notre existence, oublier que notre vie elle-même pourrait n’être que contingente et continuer à penser que l’homme est dans la nature comme « un empire dans un empire », il est parfois bien utile d’exclure le hasard de notre champ de réflexion. Ce qui revient au final à exclure méthodologiquement toute indépendance des causes, comme le souligne la définition du destin chez les stoïciens : « le destin, c’est la solidarité des causes[11] ». Mais nous rejoindrons ici Nietzche bien volontiers, car le fait et l’existence du hasard reste encore à trouver. En tant que ce dernier est non directement accessible à la pensée humaine, il est l’objet d’une expérimentation, d’une perspective propre. Enfin peut-être et surtout l’objet d’une conviction (scientifique, philosophique), si l’on imagine que l’évolution d’un système dynamique n’est peut-être jamais donnée à l’avance.
Alors l’homme objet nécessaire de l’univers ou grand solitaire apparu au hasard ? On le voit, de ce « choix » dépend l’analyse que nous pourrons faire de la nature même de la responsabilité de l’espèce humaine dans l’altération des milieux biologiques.
[1] Jacques Monod, « Le hasard et la nécessité », édition du Seuil 1970.[2] Le hasard est ici la rencontre d’une série causale « sociologique » – la présence du passant – et d’une série causale « météorologique » – le vent, la pluie – rencontre qu’on ne peut justifier de quelque façon que ce soit.
[3] D’après source Encyclopédia Universalis 2004.
[4] D’après source Encyclopédia Universalis 2004.
[5] Ilya Prigogine (1917 – 2003) : physicien et chimiste belge d’origine russe. Prix Nobel de Chimie en 1977, il est surtout connu pour sa présentation sur les structures dissipatives et l’auto-organisation des systèmes.
[6] Georges Morel, Nietzsche III : création et métamorphoses, p103, Aubier-Montaigne, Paris, 1971.
[7] D’après « Nietzsche » par Gilles Deleuze, PUF, 1965
[8] Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, III, « Avant le lever du soleil », p182, Au sans pareil, Paris, 1983.
[9] Nietzsche, La volonté de puissance II, p175, Gallimard, 1995, Paris.
[10] Konrad Lorenz « les fondements de l’éthologie » 1978, Flammarion.
[11] Définition d’après Gilles Deleuze.
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