Les performances de jazz : une source pour penser changement et écologie ?

     Doctorant en anthropologie (LAHIC, EHESS), Jocelyn Bonnerave nous invite dans son article « les performances de jazz : du territoire à l’écologie » à regarder ces dernières comme ne s’inscrivant pas seulement dans un cadre social interactionnel, mais plus généralement dans ce que l’on pourrait appeler à la suite de Bateson : un cadre écologique. Autrement dit, pourquoi sous certaines conditions, ces performences peuvent produire des « écologies musicales ».

« […] cette aptitude à intégrer le changement interactionnel ouvre le performeur de jazz à toutes sortes d’imprévus, dans le cadre social de l’interaction, mais pas seulement : il devient potentiellement capable d’intégrer au cours de sa performance tout ce qui advient sans prévenir dans l’espace-temps du spectacle, des bruits parasites aux caprices de la météo. Les performances de jazz n’ont donc pas seulement à voir avec le cadre interactionnel mais, plus généralement, avec ce qu’après Bateson on peut appeler le cadre écologique : elles produisent des écologies musicales. »

Les performances de jazz : une source pour penser changement et écologie ? dans -> CAPTURE de CODES : image0012

Du cadre social de l’interaction…

     Dans la vie sociale en général, il s’agit d’éviter les ruptures, « être membre, c’est être prévisible » : « [...] On ne se croise pas n’importe comment sur cette scène de théâtre qu’est un trottoir de centre-ville, on ne donne pas du feu de la même façon à un inconnu et à une vieille amie, etc. On suit toujours des patrons chorégraphiques. Allumer une cigarette est une performance, jouer Shakespeare est une performance, mais répéter Shakespeare, ou Summertime, l’est aussi dès qu’il y a influence mutuelle entre des interactants et évaluation réciproque des comportements selon des normes attendues. Chacun est un public pour autrui. L’interaction relève d’une performance cérémonielle notamment parce qu’elle réaffirme sans cesse la légitimité des territoires respectifs des acteurs. Or, les performances que j’ai observées hypertrophient le plan du son dans la confrontation territoriale : il me semble qu’elles produisent des territoires sonores. L’une des fonctions des « cérémonies de jazz » est précisément d’assurer la légitimation des différents territoires sonores. […]»

Ce qui étonne alors l’auteur dans les règles de jazz, c’est leur plasticité : « […] Elles sont à la fois rigides et extrêmement souples. Elles peuvent être apparemment contredites sans rupture. Les territoires sont marqués mais peuvent s’ouvrir, se déplacer. Dans « Une théorie du jeu et du fantasme », article regroupé dans Vers une écologie de l’esprit, Bateson suggère ce qu’il entend par cadre interactionnel grâce à l’analogie du cadre d’un tableau : « […] le cadre du tableau est une indication pour celui qui regarde, qu’il ne doit pas étendre au papier peint du mur les prémisses qui opèrent pour les figures inscrites dans le tableau. (Bateson, 1980a, p. 220) ». Autrement dit, le cadre est la définition de la situation, ce qui permet à chaque interactant d’interpréter et de jouer ce qui se passe avec les autres. »

image0022 dans -> PERSPECTIVES TRANSVERSES

…aux systèmes évolutifs d’interactions…

« […] Bateson s’intéresse particulièrement aux situations qui changent de cadre, et notamment à la thérapie psychiatrique où la relation patient-analyste devient idéalement une relation entre deux personnes « saines », et que Bateson appelle précisément « processus de changement » […] nos joueurs imaginaires ont évité le paradoxe en séparant la discussion sur les règles / du jeu effectif, or c’est précisément cette séparation qui est impossible en psychothérapie. Pour nous le processus psychothérapique est une interaction cadrée entre deux personnes où les règles sont implicites, mais susceptibles de changer. Un tel changement ne peut être proposé que par une action expérimentale ; cependant, chaque action expérimentale qui contient implicitement une proposition de changement de règles est elle-même une partie du jeu en cours. C’est bien cette combinaison de types logiques, à l’intérieur d’un seul acte signifiant, qui donne à la thérapie son caractère, non pas d’un jeu rigide mais d’un système évolutif d’interaction. (Bateson, 1980a, p. 222-223) »

Fort de cet appareillage conceptuel, l’auteur dévoile alors plus en avant son hypothèse de travail : « […] ce qui rend possible un chorus de trompette imprévu, c’est que les performances de jazz sont de semblables « systèmes évolutifs d’interactions » où certains événements sonores fonctionnent comme des « combinaisons de types logiques » : ils sont dans le cadre des éléments métacommunicationnels susceptibles de modifier le cadre. Voilà comment on évite la rupture : le cadre de la cérémonie n’est pas brisé, il est échangé. Toute la question serait alors de dégager quels événements possèdent ce pouvoir, et avec quelles conditions de validité. […] »

image0032 dans Art et ecologie

…à l’écologie musicale

     Quelles sont alors les conséquences d’une telle plasticité ? « L’une des conséquences de cette plasticité concerne les territoires sonores. Le territoire collectif est donc susceptible, pour parler comme Deleuze et Guattari, de déterritorialisations locales et, dans d’autres contextes, de déterritorialisations totales. Cette plasticité est souvent telle qu’elle ne concerne pas simplement le cadre de l’interaction sociale : les performeurs de jazz ouvrent leurs territoires à toutes sortes d’événements contemporains de la performance, émanant du cadre lui-même et pas seulement de ce qui s’y joue. Il n’y a pas seulement territoires sonores, mais écologies musicales. 

[…] Si on se reporte à « Écologie et souplesse dans la civilisation urbaine » (Bateson, 1980b, p. 253-264), on remarque que l’écologie est toujours un processus de couplage entre des éléments hétérogènes : la ville et son environnement, les différents degrés logiques dans la sphère des idées, ou les espèces dominantes et les espèces secondaires d’une barrière de corail. Chaque élément du couplage dispose d’une certaine souplesse, c’est-à-dire que ses variables de fonctionnement peuvent fluctuer entre les seuils minimum et maximum au-delà desquels ils tombent dans le déséquilibre. Le couplage dans son ensemble est véritablement « écologique » lorsque ses éléments sont à des degrés de souplesse compatibles, soit lorsque le système produit un équilibre. Une population urbaine et son milieu sont écologiques lorsque, par exemple, les ressources en eau supportent le nombre d’habitants et leur mode de consommation de cette eau, fonction des habitudes alimentaires et hygiéniques, des technologies mobilisées, etc.

[…] Bateson montre longuement que les interactions humaines sont perpétuellement inscrites dans ce type de couplage, comme dans les relations entre professeur et élève, ou entre analyste et patient : « Les moyens par lesquels un homme en influence un autre font partie, eux aussi, de l’écologie des idées contenues dans leur relation, ainsi que du système écologique plus large qui englobe cette même relation. (Bateson, 1980b, p. 263) [...] Il me semble que les performances de jazz sont un autre exemple d’interactions face-à-face qui engage plus que ce face-à-face, et peuvent se coupler avec d’autres éléments, avec des éléments du « milieu ». C’est que les modifications des règles du jeu musical n’ont pas forcément à venir de l’un des interactants : elles peuvent être produites par toutes sortes d’événements environnants, tant qu’il est possible de créer un équilibre

image0042 dans Bateson

     A titre d’illustration, l’auteur nous donne à voir trois exemples précis (festival de Châteauvallon de 1978, festival d’Uzeste de 2004 et Bouffes du Nord, en juin dernier), consultables ici en fin d’article. Avant de conclure comme suit : « […] je crois que ces situations sont beaucoup plus qu’anecdotiques, parce qu’elles sont très fréquentes et parce que les éléments extérieurs à l’interaction sociale jouent un rôle déterminant, quoique ce rôle soit différent à chaque fois, dans l’invention formelle de la pièce et dans la réception du public.

Ces moments écologiques sont souvent accueillis par des rires, et il y a là un signe fort. En déterritorialisant des bruits ou des conditions météorologiques, en les intégrant dans la performance, les musiciens se reterritorialisent, mais il ne s’agit plus d’un domaine réservé. L’allusion à des éléments communs au performeur et au spectateur crée une complicité : vous et nous subissons les sirènes, ou les aboiements d’un chien, les intempéries. Cette capacité de répartie dans le cadre d’une situation partagée est l’une des compétences les plus repérables du bon performeur, parce qu’elle invente une écologie : un système complexe, virtuose parce qu’en équilibre malgré sa précarité. Il semble que la pratique du jazz permette d’acquérir cette compétence. »

Consulter l’intégralité de l’article à l’adresse suivante : http://shadyc.ehess.fr/document.php?id=345

1 Réponse à “Les performances de jazz : une source pour penser changement et écologie ?”


  • Thank you for bringing us relaxation, your site is wonderful, I am on it every day and I cannot see the end of it, there are so many new features.
    Thank you for giving us so much happiness!

    voyance gratuite serieuse

Laisser un Commentaire




Secrétaire-Chsct-Crns |
Communication NonViolente -... |
ma vision des choses!!! |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Boîte à idées
| robert robertson
| Le VP Marie-Victorin