Origines
Selon Ilya Prigogine , la vision « classique » du monde consiste en « deux représentations aliénantes, celle d’un monde déterministe et celle d’un monde arbitraire soumis au seul hasard. »
Dans un monde déterministe, l’univers est régi par des lois immuables. A la suite de Newton, Laplace en illustrait les conséquences : « […] une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux ».
Autrement dit, à condition d’avoir une parfaite connaissance de tous les éléments constitutifs et de toutes les relations existantes du système, il nous est donc possible de prévoir l’évolution de ce dernier grâce à l’enchainement proportionnel des causes et des effets. S’approprier l’ensemble des conditions initiales du système permet non seulement de se projeter dans son futur, mais également de connaître son passé : « […] nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme cause de celui qui va suivre […] Tout le futur est [...] entièrement contenu, déterminé par le présent : connaissant les lois du mouvement et les conditions initiales, nous déterminons avec certitude le mouvement futur pour un avenir aussi lointain que nous le souhaitons. » Laplace.
Les systèmes déterministes sont donc caractérisés par leur réversibilité, leur prévisibilité et leur reproductibilité, sous réserve que les conditions initiales soient identiques.
Dès lors, les erreurs dans les prévisions de l’évolution de tels systèmes déterministes ne peuvent venir que de l’approximation dans la mesure des conditions initiales ; leurs caractères imprévisibles n’étant ainsi liés qu’à l’impossibilité de cette même mesure au niveau des systèmes dit complexes.
La vision classique de l’arbitraire et du hasard est donc liée à l’existence des systèmes complexes, c’est-à-dire de systèmes dynamiques faisant intervenir un trop grand nombre d’éléments, un trop grand nombre de degrés de liberté internes excluant ce type de système de toute mesure complète des conditions initiales. Cette conception du hasard est ainsi étroitement liée à celle d’imprédictibilité : quelle que soit notre connaissance du passé et du présent d’un système, il est impossible de savoir qu’elle sera son évolution.
Le jeu du loto illustre bien cette situation dans la mesure où le prochain numéro gagnant ne peut en aucun cas être déduit de la connaissance des précédents. On rejoint ainsi la définition du hasard de Cournot, à savoir : la rencontre de séries causales indépendantes. Le hasard est donc imprédictible par définition, de sorte qu’on ne peut qu’utiliser la théorie des probabilités pour quantifier ces phénomènes.
C’est dans ce contexte où le hasard n’est lié qu’au calcul statistique des grands nombres, que H. Poincaré va remettre en cause ce présupposé en définissant la sensibilité critique d’un système aux conditions initiales.
Depuis Newton, nous savons que la loi d’attraction universelle s’exerce entre deux corps. Mais nous nous basons sur une approximation bien inexacte en ne considérant à chaque fois que deux corps en interaction. Précisément dans le système solaire, ce sont de nombreux corps qui interagissent : il y a, en plus de l’interaction « Soleil-Terre », l’interaction « Lune-Terre », puis l’interaction « Mars-Terre », etc.etc… Henri Poincaré va alors démontrer que trois corps en interaction peuvent impliquer un système d’équations non résoluble, et donc des comportements s’apparentant au hasard avec des petits nombres.
Ce faisant, il définit pour la première fois la sensibilité critique aux conditions initiales : « […] une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l’univers à l’instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation qu’approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c’est tout ce qu’il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. »
Ainsi, pourvu qu’il possède cette propriété de sensibilité aux conditions initiales, une grande complexité peut résulter d’un système simple possédant un très petit nombre de degrés de liberté, rendant son évolution imprédictible.
Ce faisant, H. Poincaré vient d’intercaler ce petit quelques chose d’autre entre les lois déterministes et celles du hasard « probabiliste ». Grossièrement, aujourd’hui nous pouvons donc différencier trois types de systèmes :
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les systèmes aléatoires (ou stochastiques) qui évoluent au hasard dans tout l’espace sans qu’aucune équation ne les régisse, sans qu’aucune prévision exacte ne soit possible dans le temps.
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les systèmes déterministes régis par des lois mathématiques dont on peut prévoir exactement l’évolution dans le temps.
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les systèmes chaotiques régis par une grande variété de facteurs (par exemple la météorologie), dépendant de plusieurs paramètres et dont la caractéristique fondamentale est l’extrême sensibilité aux conditions initiales. Bien que leurs composantes soient gouvernées par des lois déterministes simples, le comportement des systèmes chaotiques est imprévisible.
Les systèmes chaotiques peuvent cependant être représentés géométriquement dans un espace dont la dimension dépend du nombre de paramètres inhérents au système. Par exemple un espace à trois dimensions correspondant à un système défini par trois équations différentielles.
L’état du système est donc représenté à chaque instant par un point dans cet espace appelé « espace des phases ». Une fois le point initial choisi (i.e. les conditions initiales), les équations déterminent entièrement l’évolution du système. On obtient alors une courbe qui correspond à la trajectoire. Or si l’on change, même de très peu, le point initial de cette simulation, nous obtenons une trajectoire qui se distancie très vite de la première.
On constate que les points sont attirés vers une courbe limite, près de laquelle il semble errer au hasard, mais sans jamais la quitter, ni repasser deux fois par le même point. En théorie du chaos, on appelle cette courbe « attracteur étrange »
Au fil des mouvements de diverses trajectoires, toutes passent toujours à peu près aux mêmes endroits, bien que ce soit à des moments très différents, c’est pourquoi on peut parler d’un ordre sous-jacent au désordre : « (…) derrière les formes visibles et particulières de la matière doivent se cacher des formes fantomatiques qui leur servent de modèle invisible. » James Gleick
Les attracteurs étranges présentent une caractéristique bien particulière : si l’on procède à un « zoom » avant ou arrière, c’est toujours la même structure que l’on retrouve. Les courbes fractales sont des attracteurs étranges.
Le tout est semblable à une de ses parties
Comme ces attracteurs semblent inclure à la fois des lois déterministes et des lois aléatoires, toute prévision à long terme est impossible.
Application des systèmes chaotiques à la météorologie
La météorologie est un bon exemple de système complexe à variables multiples (température, pression, hygrométrie, rayonnement solaire, relief, océans…) Cependant la modélisation peut-être simplifiée du fait que toutes ces variables ne sont pas toute indépendantes. Elles sont reliées entre elles par des relations généralement connues: loi de Mariotte reliant la pression, la température et la masse volumique de l’air, les équations issues des principes de la thermodynamique des fluides (entropie)…Par ailleurs l’évolution du système atmosphérique crée des liens entre les variables et réduit par là même le nombre de celles qui sont indépendantes.
Les imprécisions météorologiques ne sont donc pas uniquement dues au nombre important des variables en jeu, ou à la complexité des équations. Par exemple, malgré la simplicité inhérente au modèle réduit (douze facteurs significatifs et trois équations différentielles) d’Edward Lorentz, celui-ci développait une météorologie plausible qui n’en demeurait pas moins totalement imprévisible à long terme. A la suite des travaux de Poincaré, le hasard n’apparaissait donc pas comme uniquement lié aux multiples facteurs en cause. Un système agité par des forces où existent seulement trois variables indépendantes peut donc présenter des mouvements totalement irréguliers et imprévisibles.
Il n’est pas inintéressant de préciser à ce niveau la différence entre le climat et la météo tel que l’exprimait Jacques Treiner (le monde du 14.02.07) : « […] abordons la prévision à quinze jours et à cinquante ou cent ans. Demander une prévision du temps qu’il fera à quinze jours, c’est exiger de reproduire des fluctuations, c’est-à-dire de petites variations, à la fois temporelles et spatiales, du temps. C’est techniquement très difficile, et la difficulté augmente exponentiellement avec le temps de prévision. Mais les prévisions à long terme ne sont pas le prolongement de la météorologie, c’est d’une autre physique qu’il s’agit : celle qui, par exemple, permet d’affirmer que, dans l’hémisphère Nord, il fait froid en hiver, et chaud en été, en raison de l’inclinaison des rayons du Soleil sur la surface de la Terre. Et pourtant, il se peut très bien qu’une fluctuation de température en hiver soit du même ordre de grandeur que la différence de température moyenne entre l’été et l’hiver. La météorologie s’occupe de données moyennées sur un jour, voire moins, alors que la climatologie considère des moyennes sur plusieurs années. Dans ces moyennes, les fluctuations disparaissent, restent les tendances de fond, plus faciles à prévoir. »
Voila pourquoi le GIEC parle de changement climatique et non météorologique. Car en météorologie, une petite fluctuation double en deux jours, et est amplifiée d’un facteur d’un milliard en un mois, jusqu’à atteindre l’échelle macroscopique : c’est le fameux « effet papillon ». Si le battement d’ailes d’un papillon au Japon peut être à l’origine d’un cyclone dans les Antilles, pour pouvoir le prévoir, il faudrait cependant connaître la position exacte du papillon et son battement d’ailes, avec une précision qui en devient irréaliste.
Lorenz précise : « […] si un seul battement d’ailes d’un papillon peut avoir pour effet le déclenchement d’une tornade, alors, il en va ainsi également de tous les battements précédents et subséquents de ses ailes, comme de ceux de millions d’autres papillons, pour ne pas mentionner les activités d’innombrables créatures plus puissantes, en particulier de notre propre espèce. Si le battement d’ailes d’un papillon peut déclencher une tornade, il peut aussi l’empêcher. »
Pour I. Prigogine : « la certitude n’a jamais fait partie de notre vie. Je ne sais pas ce que sera demain. Pourquoi penser que la certitude est la condition même de la science ? (…) La science traditionnelle identifiait raison et certitude, et ignorance et probabilité. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. » Ce que sous-entend la théorie du chaos : un non-sens de la prédiction à long terme, dû à l’impossibilité de contrôler toutes les perturbations pouvant exister au niveau de nombreux systèmes et de leur environnement.
Article d’après extraits et sources :
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