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Dans son livre référence « le hasard et la nécessité »[1], Jacques Monod (1910-1976), Prix Nobel et pionnier de la biologie moléculaire, montre que si l’homme ne résulte d’aucun projet divin, si son évolution tient du hasard et non d’un projet préétabli, rien ne l’autorise pour autant à sombrer dans un matérialisme pessimiste. « […] d’une source de bruit la sélection a pu, à elle seule, tirer toutes les musiques de la biosphère […] Le hasard seul est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution […] Cette notion est aussi, de toutes celles de toutes les sciences, la plus destructive de tout anthropocentrisme, la plus inacceptable intuitivement pour les êtres intensément téléonomiques que nous sommes » |
Hasard essentiel, hasard fonctionnel
Plaçant ainsi le hasard au cœur de l’évolution créative, Monod se doit de préciser sa définition du hasard. Dans ce qu’il nous est permis d’appeler les jeux du hasard, comme la roulette, l’incertitude est purement opérationnelle, mais non essentielle. Et « il en est de même […] pour la théorie de nombreux phénomènes où on emploie la notion de hasard et le calcul des probabilités pour des raisons purement méthodologiques.
Cependant dans d’autres situations, la notion de hasard prend une signification essentielle et non plus simplement opérationnelle. Dans ce cas Monod prend l’exemple des « coïncidences absolues », en reprenant la définition suivante de Cournot « […] c’est-à-dire qui résultent de l’intersection de deux chaînes causales totalement indépendantes l’une de l’autre. »
Tel est le cas de la rencontre accidentelle du marteau du plombier Dubois, glissant de la toiture qu’il répare, et dont la trajectoire (déterministe) vient fracasser le crâne du docteur Dupont venant visiter un patient. Le hasard doit donc être ici considéré comme essentiel, inhérent à l’indépendance totale des deux séries d’événements dont la rencontre produit l’accident.
« Or entre les évènements qui peuvent provoquer ou permette une erreur dans la réplication message génétique et ses conséquences fonctionnelles, il y a également indépendance totale. L’effet fonctionnel dépend de la structure, du rôle actuel de la protéine modifiée, des interactions qu’elle assure, des réactions qu’elle catalyse. Toutes choses qui n’ont rien à voir avec l’événement mutationnel lui-même, comme avec ses causes immédiates ou lointaines, et quelle que soit d’ailleurs la nature, déterministe ou non, de ces causes. »
Résonnances avec Bergson
Bergson voyait dans l’évolution l’expression d’une force créatrice, absolue en ce sens qu’il ne la supposait pas tendue à une autre fin que la création en elle-même et pour elle-même : « Bergson, en artiste et poète qu’il était, très bien informé par ailleurs des sciences naturelles de son temps, ne pouvait manquer d’être sensible à l’éblouissante richesse de la biosphère, à la variété prodigieuse des formes et des comportements qui s’y déploient, et qui paraissent témoigner presque directement d’une prodigalité créatrice inépuisable, libre de toute contrainte. »
Mais là ou Bergson voyait la preuve la plus manifeste que le « principe de la vie » est l’évolution elle-même, la biologie moderne reconnaît, au contraire, que toutes les propriétés des êtres vivants reposent sur un mécanisme fondamental de conservation moléculaire.
Redéfinir la place de la nécessité dans l’évolution
« Pour la théorie moderne, l’évolution n’est nullement une propriété des êtres vivants puisqu’elle a sa racine dans les imperfections mêmes du mécanisme conservateur qui, lui, constitue bien leur unique privilège. Il faut donc dire que la même source de perturbations, de « bruit » qui, dans un système non vivant, c’est-à-dire non réplicatif, abolirait peu à peu toute structure, est à l’origine de l’évolution dans la biosphère, et rend compte, de sa totale liberté créatrice, grâce à ce conservatoire du hasard, sourd au bruit autant qu’à la musique : la structure réplicative de l’ADN. »
Ainsi les événements qui ouvrent la voie de l’évolution aux systèmes intensément conservateurs que sont les êtres vivants macroscopiques sont : microscopiques, fortuits et « sans relation aucune avec les effets qu’ils peuvent entraîner dans le fonctionnement téléonomique[2]. »
Une fois inscrit dans la structure de l’ADN, l’accident singulier va donc être mécaniquement et fidèlement répliqué et traduit, c’est-à-dire à la fois multiplié et transposé à des millions ou milliards d’exemplaires. Ainsi : « tiré du règne du pur hasard, il entre dans celui de la nécessité, des certitudes les plus implacables. » Car c’est à l’échelle macroscopique, celle de l’organisme, qu’opère la sélection. En effet, grâce à la perfection conservatrice de l’appareil réplicatif, toute mutation, considérée individuellement (au niveau de la cellule, d’un organisme), est un événement très rare. Par contre à l’échelle des populations (milliards de cellules), la mutation n’est nullement un phénomène d’exception : c’est la règle.
« La sélection opère donc sur les produits du hasard, et ne peut s’alimenter ailleurs ; mais elle opère dans un domaine d’exigences rigoureuses dont le hasard est banni. C’est de ces exigences, et non du hasard, que l’évolution a tiré ses orientations généralement ascendantes, ses conquêtes successives, l’épanouissement ordonné dont elle semble donner l’image… […] le facteur décisif de la sélection n’est pas la lutte pour la vie, mais, au sein d’une espèce, le taux différentiel de reproduction. »
Cybernétique, adoption des mutations et sélection
« Toute « nouveauté », sous forme d’une altération de la structure d’une protéine, sera avant tout testée pour sa compatibilité avec l’ensemble d’un système déjà lié par d’innombrables asservissements qui commandent l’exécution du projet de l’organisme. Les seules mutations acceptables sont donc celles qui, à tout le moins, ne réduisent pas la cohérence de l’appareil téléonomique, mais plutôt le renforcent encore dans l’orientation déjà adoptée ou, et sans doute bien plus rarement, l’enrichissent de possibilités nouvelles…[…] C’est l’appareil téléonomique, tel qu’il fonctionne lorsque s’exprime pour la première fois une mutation qui définit les conditions initiales essentielles de l’admission, temporaire ou définitive, ou du rejet de la tentative née du hasard. »
C’est donc la performance téléonomique, entendue comme l’expression globale des propriétés du réseau, des interactions constructives et régulatrices, qui est jugée par la sélection. Et c’est de ce fait que l’évolution elle-même parait « accomplir un projet, celui de prolonger et d’amplifier un rêve ancestral. »
Afin de compléter son approche, voir un plan détaillé exposant les concepts clés de l’ouvrage de Monod sur le blog suivant : http://www.u-blog.net/espeloufi/article/hasardneces
[1] Editions du Seuil, Paris, 1970.
[2] La téléonomie est l’étude des lois de la finalité. Un objet téléonomique est un objet doté d’un projet.
Bonjour,
J’étais étudiant en microbiologie quand Monod s’est imposé comme chercheur ! Monod était pour nous étudiants une idole. Mais personnellement j’ai eu une forte déception lorsque celui-ci s’est suicidé. J’ai eu la même réaction quand j’ai appris que celui qui a lancer le jogging est mort d’une crise cardiaque à 50 ans.
Je vous invite donc à visiter mon blog: (fermaton.over-blog.com) surtout voir mon théorème SETI, qui donne ma réflexion sur le rôle néfaste de la notion de HASARD dans notre culture.
Coedialement
Clovis simard