De la conquête au conflit…
Il n’est sur terre nul territoire dont la géographie ne soit marquée du travail de l’eau, nul organisme qui ne possède au cœur de ses cellules la marque de la mer primitive qui l’a vu naître, nul processus de « fabrication » n’incluant cet élément.
Vu sous cet angle, l’eau nous apparaît tel un « personnage », une super puissance naturelle aux multiples visages et dont la présence recouvre l’ensemble de nos échanges vitaux (environnement, social, économie..). Un véritable créateur de mondes, physiques comme économiques ou poétiques. Et l’eau ne cesse de devenir, toujours en transit d’une forme à l’autre, tantôt se regroupe, tantôt se sépare sous l’influence des prélèvements, du travail des animaux, des plantes et minéraux, de sorte que « les verres d’eau ont les mêmes passions que les océans » pour Victor Hugo. Masse unique aux multiples visage.
« Je ne regarde plus dans les yeux de la femme que je tiens dans mes bras, mais je les traverse à la nage, tête bras et jambe en entier, et je vois que derrière les orbites de ces yeux s’étend un monde inexploré, monde des choses futures… » Henry Miller, tropique du Capricorne.
C’est cette force de cohésion, cette unité première (ou passion commune), que chaque forme de vie a du apprendre à briser pour s’en extraire très lentement, l’emportant avec soi. Les neuf dixièmes de son histoire, la vie n’a pas quitté l’eau. Et dans cette drôle de conquête de l’élément, les organismes vivants ont du élaborer des stratagèmes de capture et surtout de conservation parmi les plus complexes. Mécanismes toujours limités au niveau individuel par le coût énergétique de telles opérations métaboliques (boire, assimiler, réguler, évacuer…). Ainsi 40% de l’énergie des plantes est utilisée pour la transpiration, pour boire, autant d’énergie qu’elle ne met pas ailleurs (coût d’opportunité).
A cette conquête « individuelle » succède une conquête sociale de l’eau, à mesure que certaines formes de vie ont pu et su s’organiser collectivement afin de minimiser les coûts (prélèvement, stockage).
Plusieurs espèces de fourmis du désert appelées « fourmis à miel » ont développé une méthode originale de survie lors des longues sécheresses. A la première averse, les fourmis récoltent des plantes éphémères un surplus de nectar qu’elles stockent en gavant certains individus. Dénommés « pots à miel » ceux-ci s’accrochent au plafond de la fourmilière et servent de véritable réservoir d’eau vivant (jusqu’à 10 mois) pour le reste de la colonie. |
En divisant et spécialisant le travail, on multiplie les capacités de travail du groupe bien au delà de la simple addition des puissances isolées de ses membres. Or pour l’homme, le surplus énergétique est aujourd’hui tel (encore principalement du fait de la conquête des énergies fossiles) qu’il permet d’aller bien au-delà des besoins vitaux et de développer tant des usages esthétiques (les jardins de l’Alhambra…) que le pire des gaspillages (on estime à 40% les fuites moyennes affectant les réseaux urbains dans le monde…).
Dans le processus de développement de l’espèce humaine, cette conquête de l’eau par une maîtrise collective de la ressource tient une place première. A nous qui vivons aujourd’hui sur les épaules de mondes anciens, nous avons peut-être oublié que les premières civilisations[1] étaient bien plus dépendantes de l’eau que nous ne le sommes aujourd’hui du pétrole, de l’électron ou du silicium. L’agriculture irriguée a permis à l’homme de s’établir durablement sur un territoire mettant fin à sa forme nomade de chasseur cueilleur, ce que lui avait déjà permis la conquête d’un autre acteur socil : le feu. L’accroissement démographique des peuplements, dont certains diraient que les effets d’échelle ont pu aboutir jusqu’à l’apparition de l’écriture, n’a pu se faire qu’avec le développement de l’irrigation, le transport passif des matières par voies maritime, l’énergie hydraulique…. Constituant ainsi les bases de notre monde tel que nous le connaissont, ultérieurement complété des dernière couches nées de l’imprimerie, de la machine à vapeur, de l’électronique, de la cybernétique.
« L’eau est la chose la plus nécessaire à l’entretien de la vie, mais il est aisé de la corrompre. Car pour la terre, le soleil, les vents, ils ne sont point sujets à être empoisonnés, ni détournés, ni dérobés, tandis que tout cela peut arriver à l’eau, qui, pour cette raison, a besoin que la loi vienne à son secours. Voilà la loi que je propose: Quiconque aura corrompu l’eau d’autrui, eau de source ou eau de pluie ramassée, en y jetant certaines drogues, ou l’aura détournée en creusant, ou enfin dérobée, le propriétaire portera sa plainte devant les astronomes et fera lui-même l’estimation du dommage. Et celui qui sera convaincu d’avoir corrompu l’eau, outre la réparation du dommage, sera tenu de nettoyer la source ou le réservoir conformément aux règles prescrites par les interprètes, suivant l’exigence des cas ou des personnes » (Platon, Les lois, livre VII 400 a. JC).
En nous diversifiant, en gagnant en capacité de travail, nous sommes aujourd’hui moins vulnérable aux variations de la ressource mais demeuront tout aussi dépendant de sa simple disponibilité. Autrement dit nous continuons de nous appuyer, certes avec moins de visibilité, sur les recettes des mondes anciens. Si illusion du progrès il y a, elle est peut-être précisément là, dans l’oubli. Pour boire, manger ou se laver nous avons tout autant besoin de l’eau que le Romain ou le Mésopotamien. A ce sujet, il est assez notable de constater combien la crainte, née du développement de la Chine et de l’Inde, est l’une des rares occasions nous poussant à revisiter l’historique et les sources de notre propre développement. Bien souvent sur le mode de la paille et de la poutre.
Il n’était peut être pas « prévu » dans le programme de l’évolution, à penser qu’il en existe un, de voir une espèce telle que l’homme émerger de sorte à absorber une telle part de l’environnement disponible. Nous avons accès aujourd’hui à un tel surplus énergétique du fait du travail de nos machine (1 tracteur = combien de chevaux = combien d’esclave ?), que presque rien ne vient limiter nos capacités de capture et de conservation. Et la conquête devient conflit, étouffement et uniformisation.
Voilà précisement ce que Jean-Marc Jancovici appelle le « saut de puissance » qui fait que contrairement à la goutte d’eau, nous n’avons plus besoin de prendre la forme sociale qui minimiserait les dépenses énergétiques du groupe. Précisément du fait de la domestication des énergies fossiles dans le passage d’un monde de la mécanique « froide » à un monde de la thermodynamique « chaude ».
Ainsi d’après ses calculs si un être humain au travail consomme de l’ordre de 4 à 5 kWh par jour et restitue 0,05 à 0,5 kWh d’énergie mécanique, avec 1 euro, je m’achète 1 litre d’essence qui contient à peu près 10 kWh d’énergie, soit l’équivalent de la consommation nécessaire au travail de 2 « esclaves » sur une journée complète. L’application la plus parlante concerne la mécanisation agricole où « tracteurs et autres moissonneuses-batteuses dans l’agriculture représente la mobilisation de 20 esclaves employés à nourrir un Français. » Sur les mêmes bases, 26 équivalents esclaves sont nécessaires à nos déplacements quotidiens !
Suite…Fragments d’un langage de l’eau (partie3)
[1] Les civilisations hydrophiles (Egypte, Mésopotamie…)